«Le salaire minimum luxembourgeois reste supérieur de 55%»
«Le salaire minimum luxembourgeois reste supérieur de 55%»
Membre du comité de rédaction de la Fondation Idea, Vincent Hein nous a accordé une longue interview. Dans cette première partie, il sera question de démographie, d'emplois et des défis à venir.
Le 20 mai, vous étiez au stade Saint-Symphorien de Metz lors des rencontres informelles du cercle des Paraiges. Cette invitation reflète-t-elle ce désir d'accentuer et améliorer cette collaboration entre le Luxembourg et ses voisins?
Vincent Hein: «Dans la Grande Région, que ce soit en France, en Belgique et en Allemagne, les acteurs économiques s'intéressent de très près à l'intégration entre le Luxembourg et ses régions voisines. Et ce en raison évidemment de cette très forte croissance des travailleurs frontaliers.
A cette occasion, vous avez déclaré: «On a tendance à voir le Luxembourg comme un pays où tout se passe bien. En réalité, quand on commence à creuser, les défis sont immenses.» En tant qu'économiste à la fondation IDEA, think tank spécialisé dans les questions socioéconomiques nationales et européennes, quels sont ces défis?
«Tout d'abord, je précise que nos propositions sont, en premier lieu, destinées aux décideurs luxembourgeois. Les défis sont très nombreux et largement thématisés: compétitivité générale dans un monde en perpétuelle mutation, problème de logement, de mobilité, de formation, de disponibilité et d'attractivité des talents... Sans oublier aussi la transition numérique et écologique.
Comment jugez-vous la situation économique du pays?
En 2021, malgré la pandémie de covid-19, le Luxembourg a créé 17.000 emplois, soit un record historique! C'est synonyme d'une très forte résilience économique et ce alors que le pays restait déjà sur trois décennies de forte croissance. Cela étant, il reste très dur de donner une appréciation générale sur l'économie du Luxembourg car, en raison de la conjoncture actuelle, c'est difficile d'anticiper sur les deux, trois prochaines années. En raison de l'inflation, qui va générer une hausse des taux, on a un risque non négligeable d'instabilité financière. Ça pourrait être une épreuve pour la finance internationale.
Cette phrase, je l'entends aussi mais il n'y a absolument aucun fait qui prouve que c'était mieux avant.
Cette résilience résulte-t-elle des politiques menées les années précédentes ou symbolise-t-elle une vraie capacité d'adaptation?
«(Rires) Ah, j'allais dire les trois, mais vous vous êtes arrêté à deux points... Le premier: les secteurs impactés (service à la personne, tourisme...) ne sont pas ceux dans lesquels le Luxembourg est spécialisé. Sa force, c'est de l'être dans des secteurs d'activité où il était relativement facile de développer le télétravail.
Le deuxième point, qui est toutefois très dur à quantifier, c'est que le pays a été moins touché que d'autres par la pandémie et moins bloqué par les contraintes sanitaires que ses pays voisins. Enfin, le troisième point, c'est la bonne gestion des autorités. Ainsi, le fait qu'une majorité du personnel soignant soit frontalier était un facteur de risque qui a pu être éliminé par la bonne coopération avec les pays voisins. Après, je pourrais même ajouter un quatrième point qui n'est autre que... la chance. Si le Luxembourg, qui est un hub international, avait été touché dans un premier temps comme le fut le nord de l'Italie, les choses auraient sans doute été différentes.
Malgré cette bonne santé économique, il se dit souvent, côté français, que «le Luxembourg, ce n'est plus comme avant...». Cette complainte n'aurait-elle aucun fondement?
«Cette phrase, je l'entends aussi mais il n'y a absolument aucun fait qui prouve que c'était mieux avant. Ainsi, en termes de résidents et de frontaliers, le pays attire toujours plus de monde. Entre 2012 et 2022, l'emploi en Moselle a stagné. Or, sur la même période, au Luxembourg, il y a eu 130.000 emplois de créés dont, bon an mal an, 40.000 ont été occupés par des frontaliers... français.
Au Grand-Duché, 80% de la population est liée à l'immigration et les 20% restants, c'est la différence entre les naissances et les décès. Dans les autres pays, c'est l'inverse...
Il se dit aussi que les salaires seraient moins attractifs...
«Le salaire social minimum (SSM) (qualifié pour un célibataire sans enfants) est d'environ 2.300 euros nets d'impôts au Luxembourg contre environ 1.300 euros en France. Même corrigé du nombre d'heures travaillées (40h au Luxembourg/35h en France), le salaire minimum luxembourgeois reste supérieur de 55%. Moi, ce que je comprends au travers de ces critiques, c'est la question de la mobilité. Le fait de se rendre sur son lieu de travail dans de bonnes conditions est non négligeable sur la qualité de vie. A mon avis, la question de l'attractivité se pose surtout de ce point de vue-là.
Le Luxembourg aurait-il pu (ou dû) anticiper ses problèmes de mobilité?
«Chez Idea, nous faisons des simulations économiques et démographiques sur les trente prochaines années. Celles-ci seront publiées à l'automne. On ne dit pas à quoi ressemblera l'économie luxembourgeoise en 2050, par contre on étudie différentes hypothèses. Par exemple, on étudie les besoins du pays en termes de population et d'emplois si sa croissance économique se maintient au niveau actuel. On projette ces données sur les conditions de mobilité, les espaces disponibles pour construire, etc.
Sur quel modèle vous appuyez-vous?
«On a regardé comment cette question d'aménagement des infrastructures avait été abordée par le passé. Nous sommes remontés jusqu'aux études publiées dans les années 70 par le Statec. Systématiquement, le développement de la population et de l'emploi avait été sous-estimé. Non pas qu'on avait de mauvais démographes dans le pays, mais au Luxembourg, il y a une spécificité: faire des projections démographiques revient à faire des projections économiques. Au Grand-Duché, 80% de la population est liée à l'immigration et les 20% restants, c'est la différence entre les naissances et les décès. Dans les autres pays, c'est l'inverse...
C'est l'un des rares territoires en Europe qui, frappé aussi fortement par la désindustrialisation, a réussi une reconversion si spectaculaire
Et la raison de l'immigration est principalement économique...
«Exactement. Or, sur ces trente dernières années, les chiffres ont été exceptionnels. En taux de croissance, tant sur le PIB que de l'emploi, aucun autre pays européen n'est comparable au Luxembourg. Dès lors, pour en revenir à la question de l'anticipation des mobilités, les décideurs en charge de la planification du territoire n'avaient pas à l'époque les données suffisantes pour y parvenir. Mais qui aurait pu anticiper une telle croissance et, surtout, cette capacité du Luxembourg à traverser toutes ces transitions économiques depuis la crise sidérurgique? C'est l'un des rares territoires en Europe qui, frappé aussi fortement par la désindustrialisation, a réussi une reconversion si spectaculaire.
Le défi technologique va, probablement, engendrer des transformations dans les métiers de la finance. Ce sera à surveiller de très près.
C'était donc imprévisible?
«En septembre 2018, Idea avait reçu Christian Eckert, ancien conseiller régional de Lorraine, qui avait déclaré: ''En Lorraine, on a trop longtemps cru que l’essor du travail frontalier était transitoire et qu'il finirait par péricliter.'' Mais je suis sûr que si l'on va voir les anciens ministres en charge du développement du territoire et qu'on leur demande pourquoi ils n'ont pas prévu le coup, ils diront: ''Qui pouvait prévoir qu'on allait continuer de créer 15.000 emplois par an et ce pendant dix ans?''.
Vu de l'étranger, la richesse du pays repose essentiellement sur son système bancaire. Ce raccourci est-il justifié?
«C'est vrai, la Place financière a été le principal relais de croissance après la crise sidérurgique. Mais, d'une part, celle-ci ne peut se résumer uniquement aux banques et, d'autre part, cette Place financière a su fortement se développer et continue d'évoluer. C'est peut-être l'un des marqueurs forts du système luxembourgeois: malgré les nouvelles contraintes, je pense notamment à la fin du secret bancaire mais aussi à la fiscalité internationale, la Place financière s'est bien adaptée à ces transformations. Sera-t-elle capable de continuer de le faire? Le défi technologique va, probablement, engendrer des transformations dans les métiers de la finance. Ce sera à surveiller de très près. La partie n'est pas gagnée.
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