En bus du Luxembourg jusqu'à la frontière de la guerre
par Marlene BREY/ 09.03.2022
Julien Doussot est parti chercher son ami Miro à la guerre. Au final, il a sauvé de nombreuses personnes, excepté son ami. Récit d'un voyage en bus pas comme les autres.
(m. m. avec Marlene BREY) - Que doit-on ressentir lorsque la guerre menace la vie d'un être cher, lorsque l'on fait tout pour sauver cette vie, lorsque l'on met en sécurité bien plus qu'une seule personne -sauf finalement celle qu'on était venu sauver ?
Julien Doussot est dans le bus depuis plusieurs jours. Il dirige le voyage. Du Luxembourg à la Pologne jusqu'à la frontière ukrainienne, puis à la Hongrie via la Slovaquie. Le «checkpoint» de la frontière avec la Roumanie est juste derrière lui, maintenant le bus circule sur une route qui serpente le long du fleuve.
Si Julien Doussot regarde par la fenêtre à droite, il voit la Roumanie, s'il regarde par la fenêtre à gauche, c'est l'Ukraine qui s'étend. Plus le bus suit le fleuve frontalier, plus Julien Doussot se rapproche de la guerre. Le terrain devient vallonné, il commence à neiger, les Carpates roumaines se dressent. Non loin de là se trouve le monastère orthodoxe, dernière destination de son voyage. Julien Doussot a emmené 30 personnes dans un bus depuis la frontière ukrainienne jusqu'au Luxembourg. Cette chronique raconte son voyage et l'histoire qui se cache derrière. Car en réalité, Julien voulait sauver son ami Miro.
Le grand départ
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Mercredi matin, à six heures, le bus démarre. Les phares scintillent dans l'obscurité. Des sacs sont transférés à la hâte d'un minivan dans le ventre du bus : couches, papier toilette, pain de mie, couvertures.
La mission de Julien Doussot a pris de l'ampleur ces derniers jours. Avant-hier encore, il voulait se rendre à la frontière en voiture, l'agence de voyage luxembourgeoise Sales-Lentz lui a maintenant affrété un bus. Lorsque celui-ci s'arrête devant lui, il ne peut s'empêcher de rire, soulagé et un peu incrédule. C'est donc à bord de ce «cuirassé» qu'il se rend désormais au plus près de la guerre. Il espère réussir sa mission en trois jours - cela prendra finalement deux fois plus de temps.
Julien Doussot et sa femme montent dans le bus, accompagnés d'une traductrice, d'un assistant et d'un couple d'Ukrainiens. «C'est courageux que vous y retourniez», dit l'assistant en se penchant vers eux par-dessus le dossier du siège. L'Ukrainien ne part pas à la guerre en tant que soldat. Lui et sa femme travaillent dans une centrale nucléaire. Ils étaient en vacances lorsque la guerre les a surpris et ils ne sont pas revenus. Puis ils ont appris l'existence du bus. Ils ont décidé d'embarquer à bord pour aller jusqu'à la frontière. Deux jours plus tard, la Russie attaquera la plus grande centrale nucléaire du pays.
La situation en Ukraine s'aggrave mais le bus continue imperturbablement sa route vers cette escalade de violence.
Sur une aire de repos, Julien Doussot et sa femme font une pause cigarette. Elle est originaire de Kiev. Mais elle ne peut pas sauver sa famille, dit Tetiana Tarasenko. Son frère s'est engagé dans l'armée, sa mère est malade et n'a pas le courage de s'enfuir. «Si elle doit mourir, ce sera à la maison», dit-elle. Qu'est-ce qui pousse donc son mari à se rendre dans cette région que tout le monde ne veut plus quitter ?
Un mauvais pressentiment
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Tout a commencé en janvier par un voyage en Ukraine. À cause du coronavirus, Julien Doussot n'était pas venu depuis longtemps au pays. Il voit les troupes russes et a un mauvais pressentiment. Lors d'un repas, il met en garde ses amis. Ils ne le prennent pas au sérieux, les Russes sont présents depuis 2014.
Les premières heures seront décisives.
Julien Doussot
Julien Doussot veut qu'ils se préparent à l'urgence : acheter un téléphone portable bon marché dont la batterie dure des semaines, de l'eau, de la nourriture, quelques litres d'essence en réserve. Et puis il se confie à son ami Miro : «Les premières heures seront décisives», lui dit-il. Les routes seront vite encombrées, les stations-service vite en panne d'essence. Mais celui-ci ne le croit pas.
Puis vient la nuit du 24 février. «Tout le monde a appelé. En dix minutes, nous étions le centre opérationnel», raconte le Luxembourgeois. Miro agit immédiatement. Le premier jour encore, lui et sa famille arrivent à Lviv, tout à l'ouest de l'Ukraine. «C'est alors qu'ils commettent une erreur fondamentale», dit Julien. C'est le soir et ils décident de ne pas passer la frontière avant le lendemain matin. Dans la nuit, la loi martiale tombe : aucun homme âgé de 18 à 60 ans ne peut quitter le pays. Miro est pris au piège.
Le plan secret
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Julien lui dit alors de fuir par la frontière roumaine. Là-bas, il y aura probablement moins de contrôles. Mais il se rend compte que son ami hésite, qu'il ne le fera pas et dit à sa femme : «On va le chercher !»
C'est ainsi que Julien commence à planifier son voyage, lors du deuxième jour de la guerre. «La frontière vers laquelle nous nous dirigerons en Roumanie est une rivière. À un moment donné, il y a une petite île». Julien sort son téléphone portable de sa poche et montre une image satellite. «C'est la capture d'écran que j'ai envoyée à Miro, avec les données GPS».
Le premier plan de Julien était le suivant : «Nous arriverons du côté roumain, Miro et sa famille du côté ukrainien. La rivière frontalière est étroite, on peut nager dix mètres. Miro et moi nous nous rencontrerons sur l'île et échangerons nos places. Je monterai dans la voiture avec sa femme et quitterai le pays avec elle et les enfants par le poste frontière. Miro s'enfuira par la rivière vers la Roumanie et prendra ma voiture. Nous nous retrouverons plus tard».
Une fois le plan établi, Julien entend parler de plus en plus de personnes qui fuient. Une amie appelle sa femme de Lviv : «S'il vous plaît, emmenez-moi, j'ai trois enfants, je ne sais pas quoi faire». C'est ainsi qu'un nouveau plan se met en place : Julien cherche un bus, veut d'abord aller en Pologne puis en Roumanie, chercher des personnes à différents endroits.
Nouveaux passagers
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Au cours de cette première nuit dans le bus, ils arrivent à Varsovie. Jeudi matin, quatre femmes, sept enfants et un homme montent à bord. Aux frontières, il y a partout des femmes avec des enfants. Dans le bus, ils vont passer quatre jours sans douche, mais le matin, les cheveux de tous les passagers sont impeccablement peignés. Si les femmes montrent des vidéos de morts ou de leurs appartements bombardés, des ongles vernis essuient les écrans.
On ne voit guère d'hommes. Alexii, qui monte également à Varsovie, est l'exception permise par la loi martiale ukrainienne : les pères de trois enfants de moins de 18 ans peuvent quitter le pays.
A la frontière polono-ukrainienne
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Le bus longe des prairies, des maisons en ruine, roule sous le coucher de soleil - comme si de rien n'était. La frontière polono-ukrainienne est elle aussi baignée d'une lumière chaude. Le bus s'arrête. Julien a encore deux places libres. Un feu brûle, des gens sont enroulés dans des couvertures. Une jeune fille, vêtue d'un manteau blanc, d'un bonnet blanc et de cheveux blonds, se tient à côté de sa mère et de sa grand-mère. Toutes les trois veulent aller à Varsovie, où leur famille les attend.
Plus loin sur la gauche, un autre feu brûle. Près d'une croix de pierre, un homme fait une annonce. Un autre lève le bras, deux hommes se précipitent vers lui, lui tendent la main, lui tapent sur l'épaule. Qu'est-ce qu'il a en tête ? «Je m'engage dans la Légion étrangère», répond le jeune Polonais, le regard déterminé.
Les deux autres l'emmènent dans la forêt rejoindre la troupe, où il reçoit un équipement et un entraînement. «Si l'Ukraine tombe, c'est toute l'Europe qui est en danger», dit-il. Quelqu'un crie : «Allez, maintenant». Il tape dans ses mains. Ils se précipitent vers la forêt et disparaissent. Julien aussi exhorte à se dépêcher. Puis il dit : «C'est bizarre d'être là tout à coup». Jusqu'au bus, il reste silencieux, ce qu'il fait rarement.
Jeudi soir, l'arrivée est encore loin. Le chauffeur conduit le bus de la frontière polono-ukrainienne à travers la Slovaquie et la Hongrie en direction de la Roumanie. Le bus s'arrête à une station-service. Quelqu'un sort les poubelles, un autre accroche un nouveau sac.
En quelques heures, le bus est devenu une colocation fonctionnelle, qui sent un peu mauvais. Mais pour le moment, les portes sont ouvertes. De l'extérieur, des rires entrent. Julien Doussot et sa femme fument avec le couple qui fuit l'Ukraine.
L'épouse de Julien n'a pas de nouvelles de sa famille, de son frère qui va partir à la guerre, de sa mère qui veut mourir chez elle. Julien a quant à lui passé toute la journée sur son téléphone portable, guidant les fugitifs sur Messenger vers des points de rendez-vous. Ils doivent tous être complètement anéantis, épuisés par la nuit, inquiets, mais ils se tiennent là comme s'ils étaient à un barbecue. C'est ça aussi la guerre. Les gens font les idiots, rient, chantent parce qu'ils savent que ce n'est pas supportable autrement.
Une Europe sans frontières
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Vendredi matin, vers cinq heures, rien ne va plus. Un garde-frontière fait le tour du bus, s'arrête devant Alexandra, l'une des femmes ukrainiennes. Alexandra n'a pas de passeport biométrique. Julien Doussot savait que cela pourrait poser des problèmes, mais il a gardé son flegme habituel et résout les problèmes quand ils se présentent.
Il discute maintenant avec le garde-frontière, son langage corporel semble désespéré. «Non, non», entend-on à plusieurs reprises. Ils sortent. Plus tard, Julien dira qu'il a essayé de soudoyer le garde-frontière. Aucune chance, le bus n'est pas autorisé à entrer. La Roumanie fait partie de l'UE, mais pas de la zone Schengen, la zone de circulation illimitée des personnes. Dans le bus, on raconte aussi que la Roumanie craint que les réfugiés ne restent.
De l'autre côté, la famille de Miro attend. Les itinéraires sont vérifiés. Julien demande à la traductrice d'attendre avec les Ukrainiens dans une guesthouse. Seule l'équipe - qui a des passeports de l'UE - doit se rendre en Roumanie. La frontière, qui semble tout à coup bien sévère, se dresse devant lui pour la deuxième fois. Une autre voiture attend au poste-frontière. Le passager est dehors, il boit une gorgée dans une gourde. Un garde-frontière passe, lui fait un clin d'œil. Comme la vie est facile, comme le monde est grand avec le bon passeport. La barrière s'ouvre.
La dynamique de la guerre
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Le bus roule sur les routes roumaines, passe devant des églises en bois, des calèches tirées par des chevaux, des chiens. Tetiana est appelée. Sa voix se brise. Elle appelle son mari. «Où doivent-ils aller exactement ?» Le bus se dirige vers le monastère des Carpates roumaines. La neige tombe. Une femme descend d'une Volvo. Tetiana la prend dans ses bras et l'embrasse : c'est la femme de Miro.
Mais où est Miro ? Le plan, que seul Julien connaissait, a changé d'heure en heure avec la dynamique de la guerre. Elle ne laisse pas non plus les habitants de l'Union européenne indifférents. Une compagnie de bus l'a aidé, les journaux en ont parlé, des volontaires se sont inscrits. Mais ce n'est pas seulement de ce côté que les choses ont changé.
Au même moment, la résistance en Ukraine s'est intensifiée - et Miro en fait partie. Il veut d'abord s'enfuir, puis la loi martiale et les chars russes arrivent et il ne peut plus partir comme ça. Il décide de se battre. Peu avant le départ, Julien l'apprend. Il n'espère plus pouvoir concrétiser son plan désormais. «Miro m'envoie des messages pour me dire de ne pas m'inquiéter, bientôt nous ferons des grillades à Irpin».
Mais Irpin est sous un bombardement permanent. Julien semble cependant serein. L'adrénaline fait son œuvre. Trente personnes se trouvent dans son bus. Il va passer près de 24 heures à passer des contrôles aux frontières.
Une femme du bus s'effondrera, une passagère d'un autre bus mourra. Le ministre des Affaires étrangères Jean Asselborn interviendra finalement pour permettre aux femmes sans papiers de poursuivre leur voyage. Et Julien Doussot a maintenant la famille de Miro à bord. Il a promis à son ami de veiller sur eux. Il faudra encore 54 heures pour qu'ils arrivent au Luxembourg.
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