Emile Eicher: «Il y a une lourdeur administrative au Luxembourg»
Emile Eicher: «Il y a une lourdeur administrative au Luxembourg»
Propos recueillis par Jean Vayssières
Le français: langue pivot dans le travail au Luxembourg mais aussi langue en perte de vitesse parmi les Luxembourgeois. Avant les élections législatives d'octobre prochain, nous avons décidé d'interroger les députés sur leur rapport à la langue de Molière, à travers une série d'interviews que nous publierons régulièrement jusqu'à l'été.
- Quel est votre rapport à la langue française et à la francophonie ?
J'ai fait mes études en français et en anglais, dans la ville de Fribourg, en Suisse. C'est d'ailleurs comme ça que j'ai rencontré ma femme, qui est australienne ! En 1988, j'ai passé une année avec elle dans son pays d'origine; je travaillais dans un vignoble.
Ce qui est curieux, c'est qu'entre travailleurs, notre langue véhiculaire était le français: il y avait des Suisses, des Italiens, des Français, des Belges... mais nous nous étions tous mis d'accord pour parler français, car cela arrangeait tout le monde.
À l'école, on nous enseignait Molière, encore Molière et toujours Molière... L'enseignement de la langue française au Luxembourg n'est pas assez vivant.
J'ai également passé beaucoup de vacances en France: dernièrement, je suis allé au Pays basque, par exemple. J'aime beaucoup la France, c'est un pays fantastique: on y retrouve presque tous les paysages de l’Europe.
- Utilisez-vous la langue francaise pour vous exprimer au quotidien ?
Si quelqu'un me parle en français, je lui réponds en français. Je procède de la même manière en anglais ou en allemand: peut-être est-ce dû au caractère des Luxembourgeois, qui s'adaptent toujours à la langue de leur interlocuteur. Nous sommes tellement petits que nous avons tendance à nous adapter aux autres, ce qui est plutôt un avantage: parler la langue du voisin, c'est avoir une meilleure communication avec lui.
- Avez vous en mémoire un livre français qui vous aurait marqué ?
À l'école, j'avais la frousse parce qu'on nous enseignait Molière, encore Molière et toujours Molière. J'en ai eu tellement marre que maintenant, quand je vais au théâtre, je le vois d'un autre œil. Je pense que l'enseignement de la langue française au Luxembourg est trop rigide, trop mathématique, pas assez vivant: il faudrait plutôt parler aux gens.
Je le remarque bien lorsque mon fils part en colonie de vacances sportives en France: à chaque fois, à son retour, son niveau de langue a grandement évolué. En quinze jours ou trois semaines, ça l'aide plus qu'une année à l'école.
J'ai appris la langue anglaise d'une autre façon que le français: on considère l'anglais comme une langue très vivante, que l'on parle. Le français est assimilé à la rigueur: il faut bosser la grammaire, et caetera... Il est vrai que les règles du français sont plus complexes que celles de l'anglais, mais on n'a par exemple pas forcément besoin du subjonctif pour être à même de communiquer et de se faire comprendre.
- Qu'avez-vous pensé du résultat du référendum de 2015 sur le vote de étrangers ?
Je pense qu'il a été mal expliqué aux gens et qu'il n'était pas tellement nécessaire. Le gouvernement voulait sûrement bien faire, en encourageant la population à se prononcer en faveur d'une ouverture, mais c'était trop rapide et mal préparé, on aurait dû y consacrer beaucoup plus de temps.
Je pense que les gens qui vivent ici depuis dix ans ou plus n'acquerront jamais la notion de la culture luxembourgeoise s'ils ne l'ont pas déjà fait.
Le droit de nationalité a été allégé avec la mise en place de la double nationalité; c'est une bonne chose, mais je pense qu'on pourrait encore faciliter cet accès. On me dit toujours que, pour devenir luxembourgeois, il faut avoir des notions de la langue et de la culture du Grand-Duché, mais je pense que les gens qui vivent ici depuis dix, quinze ans, voire plus, n'acquerront jamais la notion de la culture luxembourgeoise s'ils ne l'ont pas déjà fait.
Les notions de base de la langue demeurent importantes pour l'intégration. Il ne s'agit pas uniquement d'une langue véhiculaire: elle contient également, en elle, le concept de la nation.
- Lors de la prochaine législature, le nombre de résidents étrangers devrait dépasser le nombre de résidents luxembourgeois. Comment pense-t-on la cohésion sociale dans ce contexte ?
On a déjà trouvé la solution pour les élections communales, puisque tous les étrangers peuvent y voter. La participation des étrangers me déçoit d'ailleurs un peu. On organise des soirées d'information sur le sujet, pour motiver les gens à aller voter et leur faire connaitre le système électoral.
J'ai demandé à plusieurs reprises, au sein de la communauté portugaise, pourquoi les gens n'allaient pas voter. On me répondait souvent que «on est bien d'accord avec ce qui se passe et on est contents ici, alors pourquoi devrait-on changer ?». Ils n'ont pas compris le concept de la démocratie et du changement, qui est parfois nécessaire. On peut être content et aller voter; j'espère que tous les gens qui votent ne sont pas malheureux !
Il faut travailler l'accès à la nationalité luxembourgeoise. Je comprends très bien les gens qui me disent «bien que j'aime ce pays et que je vive ici, dans mon cœur je suis encore français, belge ou autre», ma femme me dit souvent la même chose avec l'Australie. C'est les racines, la culture, la famille, les amis...
Il faut aussi créer, au niveau local aussi bien que régional, des plateformes pour les étrangers. Pas des conférences ou des soirées, mais d'autres choses, comme le sport par exemple. C'est un excellent moyen de communication: même si l'on ne parle pas, il fixe des règles simples que tout le monde comprend, et il faut s'y tenir. Pour les enfants, c'est déjà très bien.
Ce qui pose problème, c'est plutôt la multitude des cultures et des langues à intégrer. C'est plus difficile qu'il y a 30 ans, lors de la première vague portugaise ou pendant l'immigration italienne. Il y avait seulement une langue, une culture, qui cherchait à s'accorder.
- Quand le Luxembourg comptera près d'un million d'habitants, vers 2060, il comptera aussi environ 350.000 travailleurs frontaliers, selon les projections du Statec et de la Fondation Idea. Est-ce pour vous plutôt une richesse ou un défi pour le pays ?
C'est les deux à la fois. C'est une richesse car, sans les frontaliers, on pourrait autant tout arrêter tout de suite. Mais en parallèle, on fait face à des problèmes extrêmes en matière de mobilité. Il faudrait repenser la concentration actuelle autour de la capitale. On commence à atteindre les limites du possible et il faut plutôt décentraliser, comme à Esch.
Il faudrait repenser la concentration actuelle autour de la capitale. On commence à atteindre les limites du possible et il faut plutôt décentraliser.
Pour contourner cela, il faudrait permettre aux gens de rester chez eux pour travailler à distance, en trouvant des accords au niveau fiscal. Pourquoi ramener tous ces gens au même endroit et les forcer à faire des trajets de deux heures par jour ? Il faut trouver d'autre solutions : le transport en est une, mais la façon de travailler en est une autre, encore plus importante.
- Comment le CSV envisage-t-il ces premières élections législatives post-coalition ?
On ne peut passer son temps à simplement gouverner. Il faut également changer de partenaires, de politique... Au CSV, nous avons voté une bonne partie des lois proposées par le gouvernement de la majorité, car nous avons des points communs, notamment sur les questions de réglementation européenne.
Le changement est vraiment nécessaire : il faut simplifier tous les processus administratifs, qui pour l'heure sont trop lourds et compliqués, alors que l'on est un petit pays qui pourrait profiter des courtes distances. Le parti veut simplifier les procédures, c'est certainement l'un de ses plus importants objectifs. Ça aiderait tout le monde: les citoyens, l'économie, le social, l'environnement...
- Vous considérez donc que le Luxembourg subit actuellement une forte lourdeur administrative ?
Moi, je suis plutôt spécialiste des affaires intérieures et de l'aménagement du territoire. Je remarque bien qu'à chaque fois que l'on trouve une solution, d'autres ministres arrivent avec d'autres obligations encore plus compliquées, que ce soit en matière d’environnement, de culture...
Il faut simplifier tous les processus administratifs, qui pour l'heure sont trop lourds et compliqués
Ce qui nous manque, c'est ce précepte, déjà appliqué dans certains pays: si l'on veut introduire une nouvelle législation, il faut d'abord revoir et simplifier ce qui existe déjà, avant de commencer à écrire une nouvelle loi. C'est une autre façon de travailler, absolument nécessaire.
- Quels sont les grands thèmes qui, selon vous, seront prioritaires pendant le prochain quinquennat ?
Le logement est un problème déjà assez ancien, mais il devient de plus en plus important. La population s’accroît et une bonne organisation du territoire est nécessaire pour savoir où investir et créer des emplois, mais également comment les gens vont avoir accès à ces emplois.
La numérisation est une grande chance pour le Luxembourg, comme pour le reste de l'Europe. Mais il s'agit également d'un risque, car beaucoup d'emplois vont disparaître, et je ne vois pas beaucoup d'efforts côté luxembourgeois pour préparer les gens à la perte de leur travail. Il va falloir investir dans la formation continue, mais aussi au-delà. Il faudra s'adapter continuellement: nous n'avons pas encore adopté cette mentalité, ni cette façon de voir le futur.
- En tant que vice-président de la Commission de l'Agriculture, de la Viticulture, du Développement rural et de la Protection des consommateurs, l'agriculture vous semble-t-elle être un sujet essentiel ?
L'agriculture me paraît importante, puisque je connais au moins le tiers des agriculteurs de ce pays, mais ce qui me tient le plus à cœur, c'est le développement rural. On le constate partout: le milieu urbain attire de plus en plus de populations, et le monde rural en souffre. Pas tellement au Luxembourg, mais l'exode rural est très marqué en France, dans le Massif central par exemple.
Peut-être s'agit-il, encore une fois, de changer de façon de travailler: il faut laisser les gens là où ils habitent, ou du moins le plus proche possible de leur lieu d'habitation. On a une chance énorme au Luxembourg: on a la fibre optique dans presque tous les villages, ce qui n'est pas le cas en Belgique ou en Allemagne. Il faut en profiter et changer notre façon de faire, créer des emplois dans le milieu rural, pour que les gens n'aient pas besoin de partir sur les routes.
- Qu'en est-il de l'écologie ?
Je suis président du Parc naturel de l'Our, l'écologie est donc l'un des objectifs les plus importants pour moi: il faut maintenir ce qui existe, tout faire pour que la richesse énorme de la biodiversité ne soit pas affectée.
Ceux qui travaillent dans ce domaine se plaignent régulièrement des dossiers administratifs: ils passent plus de temps à écrire qu'à travailler sur le terrain ! Il s'agit encore de cette lourdeur administrative, qui pèse à tous les niveaux au Luxembourg, particulièrement dans l'agriculture et l'environnement.
- Vous avez annoncé plus tôt avoir travaillé, lorsque vous étiez à l'université, sur le thème des «nouvelles formes d'organisation au travail». L'héritage des sciences humaines a-t-il influencé votre façon de faire de la politique ?
Bien sûr. J'aimais particulièrement la sociologie, c'est une branche qui m'a beaucoup aidé à mettre le doigt sur les soucis. Quelquefois, ça rend la vie beaucoup plus aisée: cela permet de savoir parler aux gens, d'avoir de l'empathie, d'essayer de comprendre et se mettre à la place de l'autre, de voir les choses depuis plusieurs angles, de comprendre comment une société fonctionne...
Être dans l'opposition, ce n'est pas se battre contre un gouvernement à n'importe quel prix. C'est mettre ses idées en avant, les défendre et les argumenter.
Je suis également président du Syndicat des Villes et Communes Luxembourgeoises (SYVICOL), un poste au sein duquel je dois trouver des compromis pour presque chaque dossier. Pour ce faire, il faut discuter et se mettre dans la peau des autres, pour déterminer où il est possible de trouver un terrain d'entente.
C'est très important en politique également: être dans l'opposition, ce n'est pas se battre contre un gouvernement à n'importe quel prix. C'est plutôt mettre ses idées en avant, les défendre et les argumenter, sans omettre de comprendre les adversaires et partenaires dont on a besoin pour trouver des solutions de façon pragmatique.
- Quelles sont vos ambitions pour 2018 ?
C'est d'être réélu. Je pense qu'on a quand même bien travaillé dans notre circonscription, dans le Nord: on a défendu nos dossiers, et je voudrais bien continuer.
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