«Macron a abordé la réforme comme un comptable»
«Macron a abordé la réforme comme un comptable»
Par Christine Longin (Paris).
Depuis des semaines, des millions de personnes manifestent en France contre le projet du gouvernement français de faire passer l'âge de la retraite de 62 à 64 ans. Entretien avec le sociologue Jean Viard sur les raisons de la culture de protestation française très marquée.
Jean Viard, peu d'autres sociétés protestent aussi abondamment et sans compromis que les Français. D'où vient cette culture de la protestation ?
Elle commence avec la Révolution française de 1789, qui a montré que nous aimions la lutte. Aujourd'hui encore, cette révolution est un symbole et nous en sommes fiers. Mais il y a des dates symboliques similaires qui ont marqué notre société : 1848, 1936, 1968.
Emmanuel Macron a un jour qualifié ses compatriotes de Gaulois réfractaires, qui s'opposent à tout changement. Avait-il raison ?
Je serais prudent avec les Gaulois réfractaires. Il est vrai qu'en France, on manifeste souvent. Mais il ne s'agit pas de folklore national. Il s'agit pour nous de valeurs. Les grèves et les manifestations sont en quelque sorte un élément identitaire. La gauche les a utilisées pour imposer les congés payés en 1936. Depuis, une sorte de mythe du progrès social y est associé.
Quelles sont les valeurs pour lesquelles les Françaises et les Français descendent dans la rue ?
Pour nous, il s'agit de la valeur de la liberté. Nous avons construit notre pays sur l'idée de la liberté depuis la Révolution française. La liberté est absolument centrale pour nous. Si l'on veut mettre en place une réforme, il faut le faire au nom de la liberté. Emmanuel Macron a fait exactement le contraire.
Les grèves et les manifestations sont en quelque sorte un élément identitaire.
Jean Viard
En abordant la réforme comme un comptable, il a fait une bêtise politique. Il s'est fait conseiller par le cabinet de conseil McKinsey. Celle-ci a calculé qu'avec un âge de départ à la retraite de 64 ans, les caisses de pension seront à l'équilibre. Comme si nous étions une ligne dans le bilan d'une entreprise. Pourtant, un âge de départ à la retraite à 64 ans est idiot.
Pourquoi ?
Dans la pratique, la retraite à 64 ans ne concernera qu'un petit groupe de personnes. Les salariés qui ont commencé à travailler avant leur 21e anniversaire partiront plus tôt à la retraite, même avec la réforme. Et les universitaires devront de toute façon travailler au-delà de 64 ans en raison de leur longue période d'études. Mais en mettant l'accent sur les 64 ans, tout le monde a l'impression de devoir travailler plus longtemps.
Vu de l'extérieur, on a l'impression que les Françaises et les Français s'opposent à toute réforme. Les réformes sont-elles possibles en France ?
Nous mettons en œuvre des réformes. Et les gens savent aussi qu'elles finiront par arriver. Le meilleur exemple est le mariage homosexuel. En 2013, il y a eu d'énormes manifestations contre, mais la loi a quand même été votée. La seule réforme qui a vraiment été retirée est celle du système scolaire en 1984.
François Mitterrand voulait supprimer en grande partie les écoles privées, qui sont pour la plupart catholiques. Mais il a dû renoncer à son projet. La société s'y est opposée, car on lui a retiré une liberté. Les familles ne pouvaient plus choisir d'envoyer leurs enfants dans une école publique ou privée, qui est également appréciée par ceux qui ne sont pas catholiques.
Les adversaires de Macron disent que sa réforme est injuste. Pourquoi ?
L'impression qui prévaut est que la retraite à 64 ans est surtout imposée aux bas salaires des campagnes, qui ont déjà dû avaler d'autres couleuvres auparavant, comme la limitation de vitesse sur les routes de campagne. Et que les élites urbaines diplômées de l'université ne sont pas concernées.
Cette fracture existe bel et bien, car le monde d'Emmanuel Macron compte beaucoup de hauts diplômés qui ne connaissent guère le monde des bas salaires.
Jean Viard
Il s'agit donc d'une rupture entre les élites et le peuple, à l'instar des gilets jaunes. Cette fracture existe bel et bien, car le monde d'Emmanuel Macron compte beaucoup de hauts diplômés qui connaissent mal le monde des bas salaires. Lui et son équipe sont de brillants diplômés des écoles d'élite du pays.
Mais ils n'ont aucune empathie pour la caissière qui a mal aux bras. Ou l'infirmière dont le dos pose problème parce qu'elle soulève des patients toute la journée.
Mais en France aussi, la société vieillit et le système de retraite devient de plus en plus coûteux. Cet argument ne compte-t-il pas ?
Le gouvernement ne parle même pas du fait que depuis 1980, les hommes ont gagné en moyenne neuf ans d'espérance de vie et les femmes six. Et que la durée de la pension s'est donc allongée. L'allongement de l'espérance de vie est pourtant un succès tout à fait exceptionnel.
Sous le président socialiste François Hollande, les gens ont accepté en 2013 que le nombre d'années de cotisation passe à 43. Je pense qu'avec une justification appropriée, ils auraient également accepté une augmentation lente et progressive à 44 années de cotisation. Après tout, tout le monde veut que la caisse de retraite soit équilibrée, même si personne ne le dit. C'est aussi notre argent.
Macron peut-il encore faire bouger les choses ?
C'est la question. Il s'est présenté comme un réformateur et sa difficulté réside désormais dans le fait qu'il ne peut pas mettre en œuvre ses projets comme il le souhaiterait. En revanche, il a réussi à remettre l'économie française sur les rails.
Nous sommes le pays d'Europe qui investit le plus. Et le chômage a baissé de manière spectaculaire. Ce qui restera de Macron, c'est sa réussite économique. Dans dix ans, on dira peut-être qu'il a été un grand président pour l'industrie.
Mais pas un réformateur ?
Pas vraiment. Il essaie de le faire avec l'avortement, qui doit être inscrit dans la Constitution, ou le droit à une fin de vie autodéterminée. Mais avec de tels thèmes, il est à côté de son véritable programme.
Ce qui restera de Macron, c'est son succès économique. Dans dix ans, on dira peut-être qu'il a été un grand président pour l'industrie.
Jean Viard
Comment se déroule maintenant la réforme des retraites ?
La réforme des retraites sera appliquée, je pense. Il y aura certainement encore des grèves, des manifestations ponctuelles et des violences. Après, on passera à autre chose. L'extrême droite sortira renforcée de la réforme. Son électorat, les bas salaires, sera très frustré parce qu'on ne l'aura pas convaincu du bien-fondé de la réforme. Le gouvernement n'a pas fait son travail à ce niveau-là.
Cela ne va-t-il pas aussi renforcer la méfiance des Françaises et des Français à l'égard du gouvernement ?
C'est certain. Après la fin de ce mouvement de protestation, la question est de savoir comment empêcher Marine Le Pen d'être présidente en 2027. Car la réforme apportera des électeurs à Le Pen. Ceux qui voteront pour elle seront aussi ceux qui seront les plus touchés par la réforme. Je ne dis pas qu'elle sera élue. Mais la probabilité a augmenté.
Cet article est paru initialement sur le site du Luxemburger Wort.
Traduction: Mélodie Mouzon
Suivez-nous sur Facebook, Twitter et abonnez-vous à notre newsletter de 17h.
