Un ancien camp de prisonniers peut-il accueillir un parc solaire?
par Pascal MITTELBERGER/ 12.03.2023
En Moselle, l'ancien camp du Ban Saint-Jean est de sinistre mémoire: c'est la dernière demeure de plus de 20.000 prisonniers soviétiques. Le devenir du site fait débat: faut-il le préserver intégralement? Peut-on prévoir des projets sur certaines parties?
Un camp figé dans le temps
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En ce début du mois de mars sec et froid, un vent glacial fait tourner, sous un grand ciel bleu, les éoliennes qui s'étendent à perte de vue. On en dénombre quelque 70 dans le secteur, elles dominent les terres agricoles situées entre Metz et Saint-Avold. C'est ici, sur un plateau près de la ville de Boulay, que subsistent les vestiges du Ban Saint-Jean.
A travers les arbres déshabillés par l'hiver, on distingue des maisons en ruines, toutes privées de leur toiture. Elles sont parfaitement alignées. «Il en reste 26», précise Maurice Schmitt, de l'Association franco-ukrainienne. On l'aura compris, l'endroit est l'œuvre de l'armée. Il y a là des petites cités pour les sous-officiers et les officiers. Mais ces gradés ont, depuis longtemps, été remplacés par la végétation, qui a pris le dessus sur le béton. Les panneaux rappellent qu'un arrêté municipal de la commune de Denting, propriétaire du site depuis 2018, en interdit l'accès au public. Mais les promeneurs - et autres «curieux» - y sont nombreux malgré le risque d'être verbalisé.
En se baladant sur les chemins qui parcourent l'ancien camp, on découvre aussi une ancienne chapelle dominée par un château d'eau décrépi ou encore les poteaux en béton qui servaient de clôture au casernement. L'endroit est comme figé dans le temps, balayé par le vent.
L'avenir du lieu, un sujet clivant
Un peu à l'écart de ces habitations en ruines, un chemin file tout droit entre les arbres jusqu'à un grand pré au milieu duquel trône une stèle. Elle commémore les victimes du Ban Saint-Jean: des milliers de prisonniers soviétiques, victimes du nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale.
Mais ces derniers mois, ces dernières années, la polémique est venue troubler la quiétude de ce lieu de mémoire. Des projets d'éoliennes et de centrale photovoltaïque créent des remous. Avec une question, clivante: doit-on sanctuariser tout le site ou peut-on le considérer comme une friche militaire propice à une reconversion environnementale?
Une histoire tragique
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Construit dans les années 1930, le Ban Saint-Jean est d'abord un camp de sûreté, pour les besoins de la ligne Maginot toute proche: c'était le casernement du 3e bataillon du 146e régiment d'infanterie et de forteresse. Après guerre, il a à nouveau accueilli des militaires français et leur famille. «Il a été occupé jusqu'en 1982», souligne Maurice Schmitt. «En 1994, les toitures des maisons ont été démontées, les tuiles ont été récupérées pour les casernes de Metz», complète son collègue Gabriel Becker.
320.000 prisonniers soviétiques ont transité par le camp
C'est pendant la Seconde Guerre mondiale que l'histoire du Ban Saint-Jean connaît un épisode tragique. De 1941 à 1944, les soldats soviétiques faits prisonniers sur le front de l'Est sont envoyés ici, en Moselle annexée. Le camp est une annexe du Stalag XIIF de Forbach. Ils arrivent par trains entiers, dans des wagons à bestiaux, à la gare de Boulay. Un «voyage» épuisant dont certains ne se remettent pas. Ceux qui le peuvent doivent encore marcher 5km pour gagner le plateau et le camp.
On estime à plus de 300.000 le nombre de prisonniers qui ont transité par le Ban Saint-Jean, avant d'être envoyés dans les mines de charbon ou de fer de la Moselle annexée. Certains travaillent aussi pour les paysans du coin et ont la chance d'être un peu mieux nourris, ou nourris tout court.
Les conditions de travail dans les industries et de vie dans le camp font néanmoins des ravages. A Boulay, un cimetière renferme 3.600 victimes, dans quatre fosses communes. Sur le site même du camp, à l'endroit où a été érigée la stèle, on a dénombré 204 fosses communes sur 60 ares de surface. A la fin de la guerre, une commission mixte franco-soviétique a procédé à des «sondages» dans le sol. A partir de ce travail, des estimations font état de 20.000 cadavres... «C'est le plus grand mouroir nazi de France», juge Maurice Schmitt. Cette découverte fait la une des quotidiens régionaux en 1945.
Néanmoins, l'histoire sombre du Ban Saint-Jean tombe quelque peu dans l'oubli, et ce malgré la mobilisation de la communauté ukrainienne de France, qui organise des commémorations. «Ce sont les premiers à avoir voulu sauvegarder le camp», concède Maurice Schmitt. De nombreuses victimes sont en effet originaires de ce pays. Mais pas toutes, loin de là. Il est plus juste de dire soviétiques.
Levée de boucliers contre des éoliennes
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Chaque année, des familles de victimes viennent encore se recueillir devant la stèle. Et chaque année, une grande commémoration a lieu. La prochaine est programmée le 2 juillet. Mais si l'histoire tragique du Ban Saint-Jean est désormais connue et documentée, par des ouvrages notamment, le site est revenu dans l'actualité pour une autre raison ces derniers temps.
Un vent de contestation a soufflé, pour critiquer et empêcher le projet d'implantation de six éoliennes supplémentaires dans le paysage: trois dans le périmètre de l'ancien camp, trois autres sur des terres agricoles voisines. L'une devait notamment être érigée près de l'ancien château d'eau, une autre en face de la maison du commandant, à l'entrée du camp. On voit encore les jalons qui devaient délimiter son emplacement.
Devaient, car le plan initial de l'entreprise RWE, à l'origine du projet, a été bouleversé par cette contestation. L'enquête publique, qui vient de se terminer, prévoit trois éoliennes, toutes à l'extérieur de camp, sur des parcelles privées. Les trois autres, dans l'emprise du site désormais propriété de la commune, ont été abandonnées.
Trois éoliennes supprimées dans le camp
La première «a été supprimée afin de s'éloigner davantage des zones d'intérêt pour l'avifaune, notamment pour le Milan royal observé par le bureau d'études écologiques lors des sorties terrain», indique RWE dans son dossier de presse publié en janvier dernier. La deuxième, «au nord du Ban Saint-Jean, se situait à proximité de la stèle commémorative du site et du château d'eau. Sa suppression a été proposée au comité de concertation sur l'avenir du site, initiative saluée par les participants», poursuit l'entreprise. La troisième, «laissée de facto seule au sein du Ban Saint-Jean, aurait représenté un déséquilibre paysager, nuisant à la lisibilité de l’implantation. Il a donc été jugé plus cohérent de s'en tenir à un projet de trois éoliennes».
C'est un manque à gagner pour une petite commune comme la nôtre.
François Bir, maire de Denting
«RWE voulait même tout arrêter», affirme François Bir, maire de Denting depuis 2020. Il regrette cette réduction finale du projet, car les éoliennes - il n'y en a encore aucune sur le ban communal - sont source de rentrées fiscales pour son petit village de 266 habitants. «C'est un manque à gagner pour une petite commune comme la nôtre.» Avec trois éoliennes, Denting touchera 18.100 euros par an. Avec six, cela aurait été le double. Non négligeable pour un budget annuel de quelque 300.000 euros.
L'enquête publique terminée, l'avis du commissaire-enquêteur est désormais attendu. Puis ce sera au préfet de la Moselle de trancher. RWE prévoit une construction et une mise en service des trois éoliennes sur les années 2023 et 2024.
Une centrale solaire à la place des vestiges du camp?
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Mais alors que la polémique sur ce premier projet semble s'essouffler, un autre sujet brûlant pourrait bien électriser le territoire dans les mois à venir. La même entreprise, RWE, envisage de construire une centrale solaire photovoltaïque au Ban Saint-Jean. En apercevant d'autres jalons colorés sur l'ancien camp, Maurice Schmitt tique: «C'est quelque chose qui nous met à la puce à l'oreille. On se demande ce qu'ils vont faire exactement, et où. Mais on ne nous dit rien!»
Il est prévu de raser les maisons des officiers et sous-officiers mais de conserver les caves car il y a des colonies de chauve-souris.
François Bir, maire de Denting
Le maire de Denting, François Bir, lève le voile sur le projet. «Le parc photovoltaïque est prévu sur 25 hectares, là où se trouvent les bâtiments, car il s'agit d'une friche militaire. Il est prévu de raser les maisons des officiers et sous-officiers mais de conserver les caves car il y a des colonies de chauve-souris. Les structures des panneaux ne seront pas enfoncées dans le sol, elles reposeront sur des longrines posées sur le terrain. Et on ne touchera évidemment pas à la zone mémorielle avec la stèle, de toute manière ce terrain-là et son accès appartiennent encore à l'armée.»
Du côté de RWE, Simon Vandenbunder, responsable concertation, est moins affirmatif, et peut-être plus prudent vu le précédent éolien. «L’emprise définitive du projet et donc les variantes ne sont pas figées à ce stade. Les variantes vont de 5 MWc - environ 5,6 GWh, soit équivalent de consommation de 1.150 foyers ou 2.600 habitants - à 19 MWc - environ 21GWh, soit équivalent de consommation de 4.400 foyers ou 10.000 habitants», explique-t-il.
Raser tout ça, c'est enterrer la mémoire.
Gabriel Becker, défenseur du camp du Ban Saint-Jean
RWE participera-t-elle financièrement au «démantèlement» des maisons, comme c'est inscrit dans un ancien document de l'entreprise qu'ont conservé Maurice Schmitt et Gabriel Becker? «En ce qui concerne la mesure d’accompagnement liée aux bâtiments abandonnés du Ban Saint-Jean, un échange est prévu avec les autorités dans les semaines à venir. La mesure sera dimensionnée ensuite, en lien avec l’emprise du projet», poursuit Simon Vandenbunder.
Des rencontres entre les différentes parties prenantes du projet - RWE, commune, Etat, associations - doivent effectivement avoir lieu prochainement pour avancer sur ce dossier. Mais les deux membres de l'AFU que nous avons rencontrés n'en démordent pas: il faut conserver tous les bâtiments. «Raser tout ça, c'est enterrer la mémoire», peste Gabriel Becker.
Friche militaire ou sanctuaire?
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On l'a compris: deux visions radicalement différentes s'opposent pour le devenir du Ban Saint-Jean. Maurice Schmitt et Gabriel Becker, qui avouent volontiers être les tenants de la ligne la plus intransigeante au sein de l'Association franco-ukrainienne, ne veulent pas entendre parler de démolition ou de requalification du site. Au contraire. «On aimerait sauvegarder tout le bâti», lance le premier. «Ce camp est un vestige de la ligne Maginot et de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale, c'est un patrimoine local», enchaîne le second.
Gabriel Becker pense même qu'il faudrait solliciter des promoteurs immobiliers pour rénover les maisons d'un autre temps, envahies par la végétation. Maurice Schmitt semble plus raisonnable. «On pourrait maintenir le bâti en sécurisant les maisons, et en réhabiliter deux ou trois, pourquoi pas pour faire un musée. Nous souhaitons continuer et développer le travail de mémoire et de pédagogie à propos du Ban Saint-Jean. Bien sûr, nous ne sommes pas dupes: cela a un coût et la commune de Denting ne peut pas payer tout ça. Il y a des fonds nationaux ou européens pour cela, mais encore faut-il en faire la demande...»
Les deux amis jugent que l'ensemble du site devrait être classé et protégé. Il ont rédigé un courrier en ce sens à la direction régionale des affaires culturelles (Drac) en 2022. Mais la réponse de Josiane Chevalier, préfète de la région Grand Est, a douché leur espoir: «Cette mémoire (du Ban Saint-Jean, NDLR), essentiellement consacrée aujourd'hui par le récit, revêt un caractère immatériel qui ne relève pas d'une procédure de protection au titre des monuments historiques», écrit-elle. Les termes «caractère immatériel» employés font fulminer les deux hommes.
Le maire de Denting redoute un accident
Le maire François Bir ne souhaite pas non plus un tel classement. «Si c'était le cas, on ne pourrait plus rien faire autour, tout serait limité.» Par contre, dans le cadre du projet photovoltaïque, il n'est pas contre le fait de préserver quelques maisons. «On va essayer d'en conserver quelques-unes, pour la mémoire du site. Mais toutes, ce n'est pas possible.» L'élu souligne aussi que la démolition des maisons en ruines «débarrasserait la commune d'un poids. Certaines maisons ont été squattées par le passé, des gens et même des enfants s'y baladent encore alors que c'est interdit et surtout dangereux. J'ai toujours la crainte d'un accident. Et avec les beaux jours qui arrivent, ça va revenir.»
La commune ne se rend pas compte qu'elle a entre les mains un lieu de mémoire extraordinaire.
Maurice Schmitt et Gabriel Becker
François Bir ne remet en aucune question le passé tragique du Ban Saint-Jean. «J'ai parfaitement conscience des morts qu'il y a eu ici pendant la guerre. Mais il y a aussi eu des familles qui ont vécu ici pendant des années après la guerre.» Il fait donc la distinction entre l'espace mémoriel où se trouvent les fosses communes, du camp qu'il définit aujourd'hui comme une friche militaire en espérant la reconvertir en parc solaire. «Les deux peuvent parfaitement cohabiter», estime-t-il.
Pour Gabriel Becker et Maurice Schmitt, pas question d'un tel partage. Pour eux, le Ban Saint-Jean ne doit faire qu'un, en tant qu'espace historique: «La commune ne se rend pas compte qu'elle a entre les mains un lieu de mémoire extraordinaire.»
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