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Charles Ruggieri, ce Lorrain passé de migrant à milliardaire
Grande Région 12 min. 29.01.2023
Economie

Charles Ruggieri, ce Lorrain passé de migrant à milliardaire

Charles Ruggieri à son bureau au siège de Batipart Invest.
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Charles Ruggieri, ce Lorrain passé de migrant à milliardaire

Charles Ruggieri à son bureau au siège de Batipart Invest.
Photo: Guy Jallay
Grande Région 12 min. 29.01.2023
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Charles Ruggieri, ce Lorrain passé de migrant à milliardaire

Charles MICHEL
Charles MICHEL
Arrivé en 1948 à Hayange en provenance des Abruzzes, Charles Ruggieri (75 ans) s'est bâti un véritable empire immobilier. Le fondateur de Batipart, dont le siège se trouve à Luxembourg, est le Lorrain le plus riche de France. Portrait.

Rue du Fort-Rheinsheim. C'est ici, dans cette petite rue au coeur de la capitale, que se trouve le siège social de Batipart. Au 1er étage d'un immeuble cossu, le bureau de son fondateur. Un Lorrain à la tête de ce que le magazine Challenges estime, depuis l'été dernier, être la 90e fortune française. Avant de nous y rendre, un(e) ancien(ne) employé(e), qui préfère rester anonyme, nous met en garde: «Ah, vous faites un reportage sur Charles? Vous verrez, ce n'est pas vous qui poserez les premières questions...»


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Affable et souriant, Charles Ruggieri joue un bref instant les garçons de café avant de passer derrière son bureau. Et aux choses sérieuses: «Comment allez-vous? Pourquoi êtes-vous là? Que faisaient vos parents? Combien d'enfants avez-vous?» 

L'homme serait-il méfiant? Intelligent, celui-ci esquive: «Vous savez, il y a plusieurs façons d'envisager les relations. Moi, ce qui m'intéresse, c'est les gens. Des histoires, j'en ai entendu des milliers et des milliers. Et des affaires, encore plus... Ce n'est pas compliqué, soit vous avez des relations basées sur le social, soit vous avez des relations basées sur les personnes. Moi, je préfère clairement les personnes.» 

Le succès permet à chacun de devenir ce qu'il est et vient conforter les traits de sa personnalité

Charles Ruggieri

«Ça, c'est l'une de ses grandes qualités, confirme son ancien(ne) employé(e). Charles a toujours su très bien s'entourer. Il accorde davantage d'importance à la confiance qu'à la compétence.» À 75 ans, notre hôte est à la tête d'un empire et d'une fortune estimée par le magazine Challenges à quelques 3 milliards d'euros. «Ça, c'est n'importe quoi! Un peu plus d'un milliard oui, mais trois milliards, non», lâche celui qui, en juillet 2021, décide de prendre un peu de recul - mais pas sa retraite - en transmettant à Nicolas, Julien et Claire, ses trois enfants, une société aux huit milliards d'euros d'actifs.

À l'écouter, ce succès ne l'aurait pas changé: «Il permet à chacun de devenir ce qu'il est et vient conforter les traits de sa personnalité. Une sorte d'arc-en-ciel où toutes les couleurs seraient plus prononcées.» Pratique, celle de l'argent n'y figure pas. «Ma réussite ne se résume pas à une question pécuniaire. La mienne, c'est celle d'avoir pu concrétiser cette liberté d'entreprendre, de faire et de construire.»

Pour se faire comprendre, ce magnat de l'immobilier tente une comparaison que les défenseurs écologiques apprécieront. Ou pas. «La réussite, c'est une belle forêt, un beau jardin. Ce n'est jamais un champ de ruines. Alors, quand je vois tellement de gens coincés sous leur cloche de verre, à souffrir de ne pas pouvoir s'exprimer, ça m'émeut...»  

Hayange et «la rue des Chinois»

Derrière ses lunettes rectangulaires, l'homme affiche les mêmes traits que sur les clichés parus dix ou vingt ans plus tôt dans la presse française. Spécialisée de préférence. De véritables pièces de collection tant l'intéressé se prête rarement à l'exercice médiatique. Par défiance? Par pudeur? «Souvent, avant même de me connaître, les gens viennent ici avec des idées préétablies. Il peut aussi y avoir de la manipulation. Or, dans une situation comme la mienne, on est une cible. Mais je n'ai pas d'interdit là-dessus...»

«Là-dessus», comprendre ses origines. Né le 16 janvier 1948 à Cappelle sul Tavo, Carlo Ruggieri quitte les Abruzzes trois ans plus tard, direction Hayange. Avec Vincenzo et Maria, ses parents, il grandit rue Général de Castelnau, «la rue des Chinois même s'il n'y avait pas un Chinois mais que des immigrés». 

En 1962, Carlo change d'identité. «J'avais 14 ans, j'étais révolté et ne voulais pas franciser mon prénom. Mon père m'a dit: ''Carlo, ici, nous sommes des invités''. Fermez le ban...» Cette acceptation d'effacer en partie ses origines relèverait d'une «dette» contractée auprès de la France pour les avoir accueillis. «Mes parents ont toujours été très clairs sur ce sujet. Ils considéraient être tributaires de cette chance et cela impliquait un certain comportement, une certaine retenue...»

Vous savez, je ne crois pas au hasard. Certains profs ont dû se dire que je n'étais pas trop con et m'ont fait passer...

Charles Ruggieri

Enfant, le petit Charles a deux vies. Celle entre les quatre murs de la maison familiale et celle de la rue. «La première était très ordonnée, très propre et mes parents m'ont inculqué des valeurs. Dehors, c'était tout à fait différent... Pour moi, c'était une richesse et je n'ai jamais souffert de ça.»

Parmi ces «valeurs», celle du travail. Une notion dont il a pris la mesure sur le tard. «Je n'ai rien foutu jusqu'à mes 18 ans. En juin 66, je rate mon bac. Le premier choc de ma vie. En septembre, au rattrapage, je l'ai pour un demi- point...» Derrière l'obtention du fameux diplôme, Charles Ruggieri y voit un coup de pouce du destin: «Vous savez, je ne crois pas au hasard. Certains profs ont dû se dire que je n'étais pas trop con et m'ont fait passer...» 

En poussant les portes de l'Université de Strasbourg, l'étudiant en droit est doublement pris de vertige. Tout d'abord face à Marianne, avec qui il partage depuis sa vie, puis face à ses propres limites. «Un gouffre d'absence de connaissances».

«J'étais face à ce fameux plafond de verre. Celui auquel on se heurte en l'absence de bagage culturel, de méthode, etc. Alors, je me suis mis à beaucoup travailler. C'en était fini de courir faire la fête. J'étais enthousiasmé par les études, par la culture...» 

Mais arrêtez vos conneries! Il y a une révolution quand il y a suffisamment d'exaspération dans la population

De mai 68, ce passionné d'Histoire garde un souvenir amusé. «À la cité universitaire, tous mes voisins m'expliquaient qu'ils allaient faire la révolution. Je me vois encore leur dire ''Mais arrêtez vos conneries! Il y a une révolution quand il y a suffisamment d'exaspération dans la population''. Or, là ce n'était pas le cas...»

Pour y avoir trainé ses guêtres quelques étés durant, Charles Ruggieri s'était juré de ne jamais travailler à l'usine, «un microcosme social autonome et obéissant à ses propres règles extrêmement oppressant». Mais à 22 ans, plutôt que de postuler au concours de l'ENA comme l'y incite l'un de ses professeurs, il fait «une demande d'emploi» et atterrit chez Wendel-Sidelor. 

Bordeaux, huîtres et effet de levier

Mais voilà, «les recruteurs n'apprécient pas (sa) personne» et le dirigent vers Robert Schoenberger, en charge notamment de la gestion du parc immobilier. «Il faut imaginer le Lorrain carré, brut de fonderie mais intelligent et déterminé. On a discuté pendant trois heures...» Charles Ruggieri en ressort séduit et avec le titre distinctif d'assistant de direction. 

«Ce titre, dit-il, ne veut pas dire grand-chose si ce n'est qu'il symbolise mon attachement à Robert Schoenberger.» Ce dernier va lui ouvrir une fenêtre sur le monde. «Il m'a fait découvrir le bordeaux, les huîtres, une culture, des connaissances, des rites et des règles d'un univers qui n'était pas le mien. Cela s'est révélé fondamental. Il était aussi très exigeant. Et c'est important de commencer sa vie avec quelqu'un de très exigeant.» 

En le prenant sous son aile, et avec lui dans ses déplacements, Robert Schoenberger va permettre à cet intuitif d'affiner un peu plus encore ses sens.  Ces voyages lui permettent aussi de se rassurer. «Je pensais ne pas être très capable, mais j'ai vu que les autres ne l'étaient pas plus que moi...», déclare un Charles Ruggieri confronté alors aux différents métiers du logement. «Il m'a fallu apprendre à négocier avec les syndicats. Je peux vous dire que c'est mieux que la fac...»

La machine était en marche. En parallèle d'un DESS et d'un doctorat en droit passé à l'Université de Nancy, il fonde successivement le groupement d'intérêt économique Batigère (1985), Batibail (1987) puis Batipart (1988). En mettant la main sur près de 25.000 logements, Charles Ruggieri permet à Usinor-Sacilor, dirigé de 1986 à 1988 par le futur ministre de l'Economie (2002-2004), Francis Mer, de renouer avec les bénéfices, mais aussi de poser les premières pierres de son empire. 

Charles, c'est le roi de l'effet de levier

Un(e) ancien(ne) employé(e) de Batigère.

La suite va être une longue liste de fusions-acquisitions à l'instar de la Foncière des Régions (1998), Gecina (1999) ou de Korian (2003), leader européen des maisons de retraite spécialisées issue de la fusion de quatre entités  (Finagest, Medidep, Sérience et Réacti-malt). Le rayonnement de son champ d'action se veut national.  

«Charles, c'est le roi de l'effet de levier», glisse son ancien(ne) employé(e). Ainsi, en 2010, il cède la moitié de ses parts acquises dans la Foncière des Régions, riche d'un important portefeuille d'immeubles acquis auprès des grandes sociétés comme Axa, France Télécom et EDF désireuses de s'en séparer. Entre sa création et sa vente, les actifs sont passés de 100 millions d'euros à 9 milliards. Il s'empare d'Eurosic, spécialisée dans l'immobilier de bureau, puis de la Foncière de Paris. 

En juillet 2014, Charles Ruggieri sort de Korian-Medica dont Batipart détient, selon un rapport de mars 2014, quelque 4,4 millions d'actions. À cette époque, l'homme d'affaires est incontournable comme en témoigne sa présence comme administrateur de la Banque CIC Est, de l'Immobilière Monroe, mais aussi du Républicain Lorrain. Aujourd'hui, il siège également au CA de la Banque de Luxembourg.

Au Grand-Duché, Charles Ruggieri a installé sa société Batipart en 2007. Et non, jure-t-il la main sur le coeur, pour des raisons fiscales mais géographiques. «Si c'était pour cela, il y avait des systèmes bien plus intéressants... En fait, on a estimé que le Luxembourg était le meilleur choix. Déjà, ce n'est pas loin de Metz, mais surtout c'est une belle plateforme internationale.» 

Plus de 1.000 chambres d'hôtel au Luxembourg

En 2019, il fait l'acquisition de six hôtels (2 Sofitel, 2 Novotel, Novotel Suite) et de 24.000 m2 de bureaux. À cela s’est ajouté le Mama Shelter situé au Kirchberg. Aujourd'hui, il détient 20% (plus de 1.000 chambres) de la capacité hôtelière du pays.

Même s'il a officiellement passé la main à Nicolas, Julien et Claire, Charles Ruggieri reste attentif à la bonne marche de l'entreprise. Fin novembre, il se trouvait en Afrique où, via le groupe Onomo acquis en 2013, Batipart Invest compte «22 hôtels dans 13 pays différents». 

Pour lui, la retraite n'est qu'une vague notion. Interrogé sur la grogne actuelle dans l'Hexagone, il estime que c'est un mal français. «Pourquoi? Parce qu'on n'a jamais mis en place un système qui soit réellement adapté à l'évolution démographique. Maintenant, ce qui est sûr, c'est que le système des retraites sera réformé.» 


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«Si on n'est pas capable d'améliorer le système par répartition et bien qui trinquera à la fin? Ce sera les pauvres. Les couches supérieures, elles, trouveront de quoi se financer des compléments de retraite», prévient l'homme d'affaires critiques vis-à-vis des régimes spéciaux. «Une spécialité française», lâche-t-il tout en précisant son propos: «Je ne connais rien de plus implacable que la réalité démographique. Ce n'est pas une question de sentiment, de volonté ou de partage. Et puis, faut-il attendre d'être sous le feu de la contrainte pour agir? À mon avis, comme d'habitude, il y aura un affrontement, mais les réformes se feront. Et dans la douleur...» 

Ce qui compte, c'est le partage. Mais le partage doit-il vraiment passer par l'impôt?

Charles Ruggieri

Des réformes oui, mais pas n'importe lesquelles! Ainsi, Charles Ruggieri est moins favorable à l'égard d'une revalorisation de l'impôt. Et pas question pour lui de signer la lettre publiée en marge du sommet de Davos par 200 milliardaires désireux d'être plus taxés. «Il y a deux manières de financer le bien commun: soit par une augmentation de la fiscalité par les politiques publiques; soit par l'action directe de la part des détenteurs de capitaux...»

Le fondateur de Batipart préfère la seconde option: «Pourquoi avons-nous créé en 2008 la Fondation Juniclair* (Ndlr: présidée par Marianne, son épouse)? C'était pour agir sur des actions ciblées, de manière maîtrisée, concrète et réelle. En 2013, ses actions en Asie, en Afrique, mais aussi en Europe lui ont valu d'être reconnu d'intérêt public ici au Luxembourg.» 

«Je m'étonne de voir des gens appeler à davantage de taxation. Ils peuvent engager des actions à hauteur de leurs moyens. Ce qui compte, c'est le partage. Mais le partage doit-il vraiment passer par l'impôt?», fait mine de s'interroger un Charles Ruggieri, Officier de la Légion d'Honneur depuis 2011, peu disert sur sa fortune personnelle : «Le vrai moteur de la transformation, ce n'est pas l'argent, mais le travail!» De là à transformer des corons en mine d'or... 

*Acronyme des prénoms de ses enfants: Julien (président du conseil d'administration), Nicolas (directeur général exécutif), Claire (présidente du conseil de gérance). 

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