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Les sociétés écrans luxembourgeoises dans le viseur
Économie 8 min. 11.02.2022 Cet article est archivé
"Unshell"-initiative

Les sociétés écrans luxembourgeoises dans le viseur

Selon la Commission européenne, la boîte aux lettres comme siège social sera bientôt obsolète.
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Les sociétés écrans luxembourgeoises dans le viseur

Selon la Commission européenne, la boîte aux lettres comme siège social sera bientôt obsolète.
Photo: Marc Wilwert
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"Unshell"-initiative

Les sociétés écrans luxembourgeoises dans le viseur

La Commission européenne durcit les règles sur les sociétés écrans au Luxembourg, cela pourrait concerner 45.000 sociétés.

(tb avec TK) Au cœur de nombreux scandales et fuites, du Panama aux Paradise Papers, révélés ces dernières années par des journalistes d'investigation, se trouvent des sociétés boîtes aux lettres. C'est-à-dire des entreprises qui n'ont souvent pas d'activité commerciale, rarement des employés et des locaux commerciaux, à part justement la boîte aux lettres. Pourtant, ces entreprises peuvent acquérir des biens, verser des dividendes et payer des impôts.


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Il existe de nombreuses raisons d'utiliser ces enveloppes d'entreprise, certaines légales, d'autres illégales. Elles peuvent ainsi servir à blanchir de l'argent ou, en cas de divorce, à dissimuler des biens à l'ex-femme en cachant la véritable identité des propriétaires. En revanche, il existe de nombreux exemples légitimes d'utilisation de «shell companies» : certaines entreprises placent certains actifs, par exemple des biens immobiliers individuels, dans ces sociétés écrans afin de pouvoir les revendre plus facilement ou de protéger le reste de l'entreprise des risques spécifiques liés à ces actifs.

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Enfin, les sociétés écrans sont souvent utilisées pour réduire la charge fiscale ; soit sous la forme illégale de l'évasion fiscale, soit sous la forme légale de l'optimisation fiscale. Le Luxembourg est toujours considéré comme l'un des nœuds du système international d'évasion fiscale. «Les sociétés de boîtes aux lettres au Luxembourg sont généralement intégrées dans un réseau de groupes et servent souvent de stations de transit pour les bénéfices», explique Christoph Trautvetter, expert fiscal du «Netzwerk Steuergerechtigkeit» allemand. Les entreprises minimisent leur charge fiscale en faisant passer leurs bénéfices dans des juridictions où les conditions fiscales sont plus avantageuses, par exemple par le biais de crédits intragroupes via des filiales au Luxembourg.


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«Dans cette société intermédiaire, il ne se passe généralement rien d'autre que d'accepter le crédit et de le transmettre. Pour cela, pas besoin de personnel ni de bureau, la fameuse boîte aux lettres suffit. Il en existe des milliers au Luxembourg» explique Trautvetter. Grâce à un montage similaire, une entreprise danoise a par exemple évité de verser des impôts à la source dans son pays d'origine, jusqu'à ce que la Cour de justice européenne donne raison à l'administration fiscale danoise en 2019 et interdise cette pratique.

Preuve de la «substance»

C'est pourquoi le Grand-Duché suivra de près une nouvelle initiative de la Commission européenne, présentée le 22 décembre de l'année dernière et qui devrait être effective d'ici janvier 2024. L'objectif est de mettre fin aux abus des sociétés écrans. Afin de mieux reconnaître à l'avenir de telles sociétés, la Commission a défini quelques indicateurs permettant de déterminer si les entreprises ont réellement une substance autonome et ne sont pas seulement une coquille vide.

Ainsi, l'un des signes d'une société écran est qu'elle ne tire pas l'essentiel de ses revenus de la vente de biens et de services, mais de revenus «passifs» tels que des dividendes, des intérêts ou des redevances. Le deuxième indicateur est de savoir si une entreprise réalise une grande partie de ses revenus dans des activités transfrontalières. Le troisième signe d'une société boîte aux lettres est la question de savoir si la gestion ou l'administration de l'entreprise sont externalisées.

Conséquences fiscales

Si une société remplit ces trois critères, elle doit prouver lors de sa déclaration fiscale qu'elle dispose néanmoins de «substance». Cela signifie qu'elle doit fournir des informations détaillées sur les locaux de l'entreprise ainsi que sur le domicile fiscal de sa direction et de ses collaborateurs. Si une entreprise échoue à ce contrôle, elle sera considérée comme une société boîte aux lettres. 

Cela a quelques conséquences fiscales : si les entreprises pouvaient jusqu'à présent, dans certains cas, économiser des impôts à la source en transférant leurs bénéfices via le Luxembourg à une société mère aux îles Caïmans, cela ne sera plus possible avec une société officiellement considérée comme une société boîte aux lettres. Au lieu de cela, on fera comme si l'argent n'avait jamais fait le détour par le Luxembourg. «La proposition de la Commission ne dit pas que les sociétés boîtes aux lettres sont illégales en soi, au lieu de cela, les boîtes aux lettres sont simplement ignorées sur le plan fiscal», explique Trautvetter. 

Risque pour le Luxembourg

L'initiative pourrait être potentiellement dommageable pour le Luxembourg, explique Keith O'Donnell, Managing Partner du cabinet fiscal Atoz, surtout parce que beaucoup de choses restent floues dans la proposition actuelle de la Commission. Selon un rapport du Fonds monétaire international (FMI), le Grand-Duché comptait en 2019 plus de 45.000 sociétés considérées comme des Special Purpose Entities (SPE) (Fonds commun de créances en français)La société luxembourgeoise typique dans ce contexte est la Société de participations financières (SOPARFI), que le FMI assimile pour l'essentiel aux SPE. 

Christoph Trautvetter étudie la stratégie fiscale des grands groupes.
Christoph Trautvetter étudie la stratégie fiscale des grands groupes.
Photo: Privé

Les sommes qui transitent par ces sociétés sont colossales. Le rapport du FMI cite des chiffres de la Banque Centrale du Luxembourg datant du troisième trimestre 2019, selon lesquels 4,4 billions d'euros sont entrés au Luxembourg - et 5,2 billions en sont sortis. Cela ferait du Luxembourg le troisième investisseur mondial après les États-Unis et les Pays-Bas. Plus de 95% de ces investissements directs étrangers transitent par des SPE. «Il s'agit généralement d'investissements financiers qui transitent directement, avec un impact réel relativement modeste sur l'économie luxembourgeoise», écrit le FMI. 

 Les SPE sont souvent utilisées, surtout par les sociétés financières, pour y stocker de la propriété intellectuelle, des parts de sociétés ou des crédits, ou pour couvrir le groupe contre certains risques liés à des investissements individuels. La plupart des SPE ne génèrent pas d'autres revenus. Etant donné la petite taille du pays, une grande partie des activités des entreprises sont forcément transfrontalières, explique O'Donnell. Une grande partie des entreprises au Luxembourg remplit donc d'emblée deux des indicateurs de la Commission pour les sociétés boîtes aux lettres. 

La proposition de la Commission ne dit pas que les sociétés boîtes aux lettres sont illégales en soi, au lieu de cela, les boîtes aux lettres sont simplement ignorées sur le plan fiscal»

Christoph Trautvetter

En ce qui concerne le troisième critère, l'externalisation, il n'est pas clair ce que cela signifie légalement ou dans la pratique, selon l'expert fiscal. «Il n'y a pas de définition claire de ce que doit être l'externalisation dans ce contexte. Ainsi, il y a une multitude de SPE au sein de certains groupes d'entreprises, mais certaines fonctions sont situées dans d'autres secteurs au sein du groupe. Est-ce que cela est quand même considéré comme de l'externalisation ? Par ailleurs, de nombreuses décisions stratégiques dans les entreprises sont prises par des conseils d'administration indépendants qui, très souvent, ne sont pas des employés de l'entreprise. Cela aussi pourrait être considéré comme de l'externalisation», explique O'Donnell.

Keith O'Donnell déplore que beaucoup de choses restent floues dans la démarche de la Commission.
Keith O'Donnell déplore que beaucoup de choses restent floues dans la démarche de la Commission.
Photo: Marc Wilwert

Ces questions concerneraient des milliers d'entreprises au Grand-Duché. «Dans le projet actuel de la Commission, il y a l'hypothèse de base que ces entreprises sont coupables jusqu'à ce qu'elles aient prouvé leur innocence», explique O'Donnell. Selon la proposition de la Commission, elles peuvent le prouver soit en démontrant qu'elles ont une certaine substance au Luxembourg, soit en prouvant que l'utilisation de SPE n'a pas d'effet fiscal. 

«Cela est à son tour très compliqué et coûteux, surtout pour les grands groupes. En fin de compte, cela aura surtout pour conséquence que des cabinets fiscaux comme le mien gagneront beaucoup d'argent en effectuant les contrôles correspondants et en certifiant des normes qui n'ont pas de réelle valeur, car les critères ont été choisis de manière assez arbitraire», explique O'Donnell. Il estime que cela pourrait augmenter les coûts de fonctionnement d'une société de 5.000 à 10.000 euros par an - un montant considérable compte tenu du grand nombre de SPE dans le pays.

Transformer la société boîte aux lettres en une véritable société  

Dans une interview accordée au Télécran cette semaine, la nouvelle ministre des Finances Yuriko Backes (DP) s'est dite inquiète que la proposition «dépasse l'objectif dans sa version actuelle» et fasse référence aux nombreux instruments mis en place ces dernières années pour éviter les abus. «En outre, il existe un risque de nouvelles barrières à l'entrée et de nouvelles restrictions», dit-elle, ce qui affaiblirait alors également la compétitivité de l'UE.


Illustration,  Kirchberg, BGL BNP Paribas, Finanzen, Finanzsektor, Finanzplatz, Bank, Bankenplatz, Finanzzentrum,  Finanzkonnektivität, Foto: Luxemburger Wort/Anouk Antony
Les pratiques de la Place encore pointées du doigt
Une série d'articles publiés jeudi par «Le Monde», la «Süddeutsche Zeitung» ou «El Mundo» affirme que certains cabinets fiscalistes du Grand-Duché «contournent discrètement» les règles européennes contre l'évasion fiscale. Une affirmation démentie par le ministère des Finances.

«De nombreuses entreprises assurent que l'utilisation de sociétés boîtes aux lettres présente surtout des avantages organisationnels. Mais souvent, il en résulte aussi un avantage fiscal. Si cet avantage fiscal disparaît, beaucoup se rendront compte que la raison organisationnelle n'est plus si importante pour elles. Je suis alors certain que beaucoup de ces sociétés seront abandonnées», déclare Trautvetter. Une deuxième possibilité est que l'avantage fiscal soit si important qu'il vaille la peine de transformer la société boîte aux lettres en une véritable société et d'engager exactement le nombre de collaborateurs nécessaires pour remplir les critères requis. Si le total des salaires est inférieur à l'économie d'impôt, cela devient rentable pour les entreprises, même si les employés n'ont en fait aucune tâche à accomplir».

Il se pourrait donc que sur le marché du travail luxembourgeois, le besoin en main-d'œuvre décorative augmente considérablement dans les années à venir.

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