«L'orthographe est une insulte à l'intelligence»
«L'orthographe est une insulte à l'intelligence»
Véritable passion pour les uns, chemin de croix pour les autres, l'orthographe de la langue française est sacrée pour tous. Et pourtant, il ne s’agit peut-être que d’un énorme malentendu.
Dans leur spectacle «La convivialité», ce vendredi soir pour une dernière représentation au Kinneksbond à Mamer, Jérôme Piron et Arnaud Hoedt, des anciens professeurs de français, portent un regard critique, rafraîchissant et décomplexant sur l'orthographe, ce dogme intime et lié à l'enfance.
- Deux professeurs belges qui critiquent la langue française – mais qu'est-ce qui vous a pris?
Notre objectif est de distinguer la langue de l’orthographe – tout ce qui fait partie de la conjugaison, de la syntaxe, du vocabulaire, cela fait partie de la langue. Nous ne voulons dans aucun cas critiquer l’évolution de la langue. Elle évolue, il y a des choses qu'on n'écrit plus, qu'on ne dit plus, comme la marque de négation «ne» qui disparaît surtout à l'oral.
- Cela fait pourtant mal à l'oreille d'entendre «j’aime pas» au lieu de «je n’aime pas».
Ah, c’est vous qui dites ça. Cela relève du subjectif. La femelle d’un crapaud est une crapaude. Est-ce que cela ne fait pas plus mal à l'oreille? En français on met le «ne» parce qu’au Moyen Âge on avait une unité de mesure qui suivait tout ce qu’on niait. On disait «je ne marche pas», «je ne mange mie», «je ne cous point», «je ne bois goutte», «je ne bataille guère». Sans la marque négative «ne», toutes ces exclamations ne seraient pas des négations. Depuis, le «ne» est devenu superflu. On comprend la négation, on a gardé le «pas» qui prend en charge la négation, mais on pourrait se débarrasser facilement du «ne».
- Dans le cas du «ne», la langue pourrait donc selon vous évoluer. Pourquoi elle ne le fait pas?
Parce qu'elle est sacrée. Pour certains l'oubli du «ne» relève de la paresse, d'autres parlent de perdition. Mais voyons, c’est de l’économie: on va au plus rapide. Autre chose: Au départ, la deuxième personne du singulier n'existait pas. Pour «tu aimes» on disait il y a mille ans «amas», proche du latin et donc sans le pronom «tu». Depuis ça a donné «aimes», toujours avec «s». La deuxième personne du singulier, le pronom «tu», s’est peu à peu mise en place, pourtant on a gardé «tu aimes» avec «s», une lettre en somme superflue.
- Par contre, les accents circonflexes font l'inverse en marquant des «s» qui ont disparu de l’écrit...
Attention: certains «s», pas tous. Pourquoi n’a-t-on pas laissé ces «s» dans «fenêtre», «hôtel», «hôpital»? On a laissé le «g» dans doigt (vient du latin «digitus»), alors on aurait pu garder aussi les «s». Au Moyen Âge on écrivait cet «s» rapidement, il manquait peut-être de l'espace dans la ligne et donc peu à peu les moines copistes l’ont fait glisser vers le haut de la lettre précédente du mot – en créant l'accent circonflexe.
Malheureusement cet outil linguistique a été utilisé pour d’autres choses, notamment pour allonger une voyelle, comme dans «dôme». Mais à chaque fois que l'accent circonflexe intervient, l'application de celui-ci se fait sans cohérence. Et puisqu’il y a eu autant de systèmes graphiques que de monastères, cela a donné un chaos généralisé. Et comme l’orthographe est réservée depuis plus de 400 ans à des incompétents que l’on appelle les académiciens – mais qui ne sont pas du tout linguistes – on a toujours l’orthographe la plus bête du monde.
- Aux élèves on dit «cela s’écrit ainsi, ne demande pas la raison, il n'y en a pas». Est-ce que l'orthographe mène au conformisme?
Absolument. Si l’élève se pose des questions, il ne saura écrire correctement. L’apprentissage de l’orthographe à l’école est l’apprentissage de la docilité. Notre orthographe est une insulte à l’intelligence des enfants. Lorsque le cerveau de l'enfant se manifeste et met en doute ou demande le pourquoi, on dit: ne cherche pas, c’est comme ça! Donc, on coupe la créativité et l’esprit critique.
L’enfant qui dit, ce n’est pas cohérent, a tout à fait raison – il est intelligent. L’outil n’est plus au service de la langue, l’élève doit respecter quelque chose qui est vénéré, sacralisé et dogmatique. Dès qu’on parle de changer l’orthographe, on entend systématiquement la réplique «appauvrissement».
- L'outil ne fonctionne plus et la langue n'est pas conviviale. Est-ce la raison pour laquelle votre spectacle s’appelle «La convivialité» et que l'affiche montre un marteau?
En effet. Les débats sur l’orthographe sont toujours clivés et bagarreurs, alors qu’il s’agit d’un malentendu. Si on sépare la langue de l’orthographe, on peut discuter, on peut réconcilier la langue autour de l’orthographe, d’où le titre du spectacle «La convivialité». Les deux doivent vivre ensemble. Il y a aussi un concept philosophique derrière ce titre. Le philosophe Ivan Illich disait: «Quand un outil n’est plus au service de l’homme, mais que c’est l’homme qui est au service de l’outil, il a alors dépassé son seuil de convivialité.» D'ailleurs, avoir une orthographe conviviale, c’est une manière de défendre le rayonnement de la langue française à travers le monde.
- Vous croyez que la France ne se rend pas compte que sa langue nuit à ses propres intérêts?
La langue appartient à tous les francophones, les Français ne représentent que 20 % de la francophonie. Donc, l’idée de décentrer le regard de la France sur la francophonie est un enjeu fondamental pour la survie et la bonne santé de la francophonie. Il faudrait souhaiter que la France rentre une fois pour toute dans la francophonie. Au Québec, on a féminisé les noms des titres et de profession depuis plus de 30 ans. En Belgique, on utilise beaucoup plus la nouvelle orthographe, l’enseignement l’a décrite comme prioritaire. Il n'y a que la France qui résiste systématiquement, et là où la francophonie avance, la France bloque parce qu’elle a conservé une institution d’Ancien Régime grotesque, l’Académie française.
- Faudrait-il supprimer la Coupole?
Oui, il est grand temps. Il faudrait créer une Académie francophone composée de représentants de tous les pays francophones, dont le Luxembourg.
- La raison pour cette rigidité, n'est-elle pas aussi liée à la littérature à laquelle on ne veut pas toucher?
Faux! On a touché aux œuvres. Proust écrivait nénuphar avec un «f». On pense n'avoir qu’une orthographe unique et indivisible à l’image de la République, mais il en existe une multitude. On entretient un mythe.
- Dans votre spectacle, vous entrez en scène comme professeurs ou comme comédiens?
On est nous-mêmes: des citoyens qui se posent des questions.
- Comment avez-vous trouvé toutes ces absurdités de l'orthographe?
Chez les linguistes. Cela fait des années qu'ils le disent. Depuis belle lurette Maurice Grévisse s'est moqué des Français et de leurs pluriels en «x»: hiboux, genoux, cailloux, joujoux, poux. Mais qu'est-ce que c'est que ce grigri auquel les gens s'accrochent et avec lequel ils font souffrir leurs enfants?
- Pourtant, hiboux, joujoux, poux et ainsi de suite cela s'apprend vite...
Attendez! Pris individuellement, tout s'apprend vite, mais il y a beaucoup. Il faut 80 heures de cours uniquement pour enseigner le participe passé et l'accord du complément d'objet direct. Avec cinq leçons par semaine, cela fait un cursus de 17 semaines seulement sur le participe passé. Mais c'est délirant pour un truc qui n'a pas de valeur. Et si après les élèves le maîtrisaient encore!
- Allez, expliquez-nous enfin la différence entre confiture de groseilles avec «s» et gelée de groseille sans «s».
C'est une des règles les plus absurdes. Au lieu de dire que l'orthographe peut être variante, les académiciens ont inventé une sémantique en disant que dans la confiture on peut voir des bouts de groseilles, mais non pas dans la gelée. Mais on prend l'enfant pour un imbécile. On lui dit, «on fait de la confiture avec des groseilles, et on fait de la gelée avec de la groseille». Et l'enfant dit: «Oh, c'est intelligent cela!». Non, c'est idiot. Les immortels ne veulent pas détruire leur chapelle.
Kinneksbond Mamer, ce vendredi, à 20 heures, Réservations Tél. 26 395-160.
