«Il faut faire face à cette médiatisation soudaine»
«Il faut faire face à cette médiatisation soudaine»
A l'image d'un artiste qui propose l'un de ses morceaux forts pour ouvrir son concert afin de marquer les esprits, le mois de la Francophonie a débuté en mode majeur mercredi dernier avec la venue de l'écrivain sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, prix Goncourt 2021, à l’abbaye de Neumünster.
Cet événement mis sur pied par l'association Victor Hugo, l'Institut français du Luxembourg et Neumünster en partenariat avec l'institut Pierre Werner a recueilli un franc succès. La salle Robert Krieps était copieusement garnie pour cette soirée découpée en deux. L'entretien avec l’auteur de «La plus secrète mémoire des hommes» modéré par Jean-François Ramon, ancien conseiller culturel auprès de l’ambassade de France, fut suivi d'un spectacle appelé «Batouala» qui a rendu hommage à René Maran, prix Goncourt 1921.
Passion enfouie
Cent ans séparent donc la remise de ces prix, mais bien des choses rapprochent leurs auteurs. Mohamed Mbougar Sarr, 32 ans, a confessé que Maran faisait partie des écrivains qui ont jalonné son parcours. «C'est un auteur que l'on étudie au collège au Sénégal. De même que Léopold Sédar Senghor, Ken Bugul, Mongo Beti, Aminata Sow Fall ou encore Yambo Ouologuem. Il ne s'est pas défilé devant sa propre contradiction. Administrateur colonial, il a lui-même critiqué la colonisation. Il était noir à l'intérieur d'une société majoritairement blanche dans laquelle il était accepté mais toujours tenu un peu à l'écart. Cette double conscience-là l'a suivi toute sa vie. Il n'a jamais reculé devant tous les problèmes que cette situation causait. Et son œuvre est dramatisée par ce combat-là qu'il a mené intérieurement et extérieurement contre la société pour trouver sa juste place. Il a préfiguré un certain nombre de luttes toujours d'actualité».
J’ai lu avec de plus en plus d'appétit parce que ça me rendait heureux, ça attisait ma curiosité et ça me permettait de mieux comprendre les choses.
Mohamed Mbougar Sarr, prix Goncourt 2021
Mohamed Mbougar Sarr lui a rendu hommage en préfaçant la réédition du roman «Un homme pareil aux autres», que le prix Goncourt 2021 avoue préférer à «Batouala». La littérature africaine n'est pas la seule qui parle à l'auteur de «Terre ceinte», «Silence du chœur», «De purs hommes» et de «La plus secrète mémoire des hommes». Alors qu'il aurait pu embrasser une carrière militaire après sept ans passés dans un internat qui forme des officiers, quelque chose l'a fait bifurquer. «C'est l'amour pour la lecture. Les femmes de ma famille me racontaient des histoires et des contes. Cette passion enfouie s’est révélée à l’adolescence. J’ai lu avec de plus en plus d'appétit parce que ça me rendait heureux, ça attisait ma curiosité et ça me permettait de mieux comprendre les choses.»
Pêle-mêle, Sarr cite aussi des classiques de la littérature française comme Gustave Flaubert et Honoré de Balzac. «Je ne m'explique pas trop cette relation avec ce dernier car il est très éloigné de ce que je suis. Tant sa vision que sa façon d'écrire.» L'auteur sénégalais découvrira aussi l'Argentin José Luis Borges. «Je passais d'une littérature à une autre. Ce sont des fidélités successives comme le confiait l'un de mes amis pour justifier sa vie dissolue.»
Cette passion dévorante pour les livres le poussera à ne pas conduire à son terme une thèse de doctorat en raison de ce travail d’écriture qui prend définitivement le pas. De là à passer le cap pour recevoir le plus prestigieux prix littéraire distribué en France, il y a un fossé que ce fils de médecin et aîné d'une fratrie de sept garçons n'imaginait pas franchir.
J'écris, je lis. C’est le cœur de mon métier. Ce qui me rend le plus extatique.
Mohamed Mbougar Sarr, prix Goncourt 2021
«J'ai corrompu le jury», dit-il, suscitant les rires de l’auditoire. «Non, bien sûr que je ne m'y attendais pas. Et il faut faire face à cette médiatisation soudaine. C'est ironique car dans mon livre, il y a une diatribe sur les critiques littéraires et l'académie Goncourt est mentionnée. Sans doute ont-ils voulu se venger», plaisante-t-il. Une exposition d'autant plus grande que Sarr est le plus jeune auteur et le premier d’Afrique sub-saharienne à recevoir cette récompense. «C'est bien que ça arrive pour mes éditeurs, mes amis et ma famille mais pour moi, l'essentiel est ailleurs. J'écris, je lis. C’est le cœur de mon métier. Ce qui me rend le plus extatique.»
Rapport à la francophonie
Dans «La plus secrète mémoire des hommes», Sarr rend un hommage déguisé à Yambo Ouologuem. Cet auteur malien a reçu le prix Renaudot pour «Le devoir de violence» en 1968 avant d'être accusé de plagiat, notamment dans le monde anglo-saxon. Ces critiques le poussent à se retirer et à s'enfermer dans un mysticisme qui a interpellé le prix Goncourt 2021. «J'ai décidé de me pencher sur ce destin et d'en faire un écrit romanesque. Il ne s'agit nullement d'une biographie.»
Sarr joue avec le réel et la fiction et promène le lecteur dans un labyrinthe de récits qui s'emboîtent comme des poupées gigognes tout en s'autorisant des crochets par des périodes marquantes du XXe siècle comme la Grande Guerre ou la Shoah. «Ce qui est écrit dans un roman n’est jamais tout à fait innocent. Attendez-vous à ce que le roman vous engloutisse. Je me retrouve englouti dans cette mécanique du roman. C'est formidable que la fiction s'étende au réel.»
Je me méfie du terme ''symbole''. On ne décide pas d'en être un.
Mohamed Mbougar Sarr, prix Goncourt 2021
L'auteur évoque aussi le statut de l'écrivain africain francophone dans le champ littéraire français. Un débat qui peut prendre une ampleur majuscule quand ça se transforme en prix Goncourt. «Recevoir un prix remis par l'ancien colon ne me met pas dans une situation inconfortable. C'est même intéressant. René Maran a vécu ça aussi mais moi je ne suis pas français et je sais que la question postcoloniale structure le débat littéraire au Sénégal. Je me méfie du terme ''symbole''. On ne décide pas d'en être un. Cette récompense crée chez d'autres le besoin ou le sentiment d’être représentés. Vous ne pouvez rien y faire. Vous faites du bien à des gens sans le chercher. Ça leur donne de la joie. L'impression que quelque chose se passe qui les concerne.»
Sarr évoquera encore son rapport à la francophonie «qui ne passe que par les textes» alors qu'il est bien difficile pour d'autres d'en parler.
Passionnant, l'auteur sénégalais aurait pu poursuivre le débat pendant plusieurs heures, mais il lui tenait aussi à cœur de passer le relais au spectacle «Batouala» conçu par Thierry Pécou et dont le texte fut brillamment défendu par l'auteur d'origine centrafricaine Bibi Tanga entouré par l'Ensemble Variances.
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