La République meurtrie
La République meurtrie
Par Gaston Carré
Quels que soient leur ardeur patriotique et leurs affects face aux moments fondateurs du récit national, quel que soit le regard qu’ils portent sur les fastes de sa célébration, les Français restent foncièrement attachés au 14 juillet. Enfants déjà ils ont vu la parade sur les Champs-Elysées, vu les canons, entendu le fracas des blindés sur le pavé, fascinés par ce déploiement de force cocardier, et ils ont assisté, surtout, au grand feu d’artifice, ce spectacle pyrotechnique qui pour les Français reste ce moment particulier où par-delà sa diversité le pays se décline en bleu, blanc et rouge.
C’est au coeur de cette ferveur, de ce récit et de sa célébration, par les Français de souche comme par des milliers de compatriotes nés de la «diversité», qu’il y a cinq ans est advenu le drame: 86 morts dans la baie des Anges, à Nice, et près de 500 blessés. Une tuerie mais, aussi, une forme de profanation.
Des pétards et des cris
Nous sommes le 14 juillet 2016 donc, il va être 23 heures. La fameuse Promenade des Anglais, qui d’habitude contemple la mer, a le regard rivé au ciel, les regards de milliers de personnes, la plupart en famille, avec leurs enfants, sur ce front de mer qui depuis une heure est noire de monde. Plus de 30.000 personnes, selon les estimations des autorités municipales, viennent d’assister au feu d’artifice.
La foule maintenant se disperse, dans cette ville où les festivités connexes, dans le sillage du spectacle pyrotechnique, sont nombreuses. Une partie de cette foule reste sur la Promenade cependant, où des estrades invitent à la danse. L’espace investi est piétonnier.
On imagine la perplexité face à ce qui soudain se fait entendre. Confusion de la perception, en ce moment où retentissent des bruits de toutes sortes? On croit entendre des pétards, mais on perçoit des cris aussi. Et, surtout, on voit se déployer les amples vagues d’un mouvement de foule: des gens courent, et à la vue de ceux-ci d’autres courent aussi, sans bien savoir à quoi il faut échapper. Des témoins, plus tard, se souviendront d’un camion.
Avant même que débute le feu d’artifice, un camion blanc est remarqué au croisement de l’avenue de Fabron et de l'avenue de Californie, intriguant les passants par l’étrangeté de ses déplacements. A un moment le véhicule semble prendre la direction de l’aéroport, mais il fait demi-tour et revient vers la Baie des Anges. Ce qui va se passer dès lors est filmé par des milliers de caméras, en cette ville de Nice qui est la plus «vidéo-surveillée» de France – beaucoup d’images seront accablantes pour les responsables municipaux, auxquels on fera grief de laxisme dans les dispositifs de sécurité.
Faucher, tuer
C’est, de fait, un camion de 19 tonnes qui vers 22.30 heures déboule sur la Promenade. Il avance maintenant à vive allure, forçant grilles et barrières, le drame est engagé, en moins de cinq minutes il sera parachevé. Car le véhicule percute ou écrase les personnes se trouvant sur son passage. Et ce n’est pas accidentel: on voit que le camion quitte la chaussée pour s’engager sur le trottoir, et l’on comprend que son conducteur veut tuer. Il donne des coups de volant brusques, tantôt à gauche, tantôt à droite, comme pour faucher. Les récits des témoins seront terrifiants, car tous voient des gens «voler», projetés en l’air avant de s’écraser au sol.
On imagine l’affolement aveugle de ces personnes qui fuient devant un danger dont beaucoup, du fait de la densité de la foule, ignorent encore la nature exacte. Les gens se mettent à courir dans tous les sens, certains se réfugient sur la plage, d’autres se pressent dans des halls d’hôtel, des bars, des parkings souterrains.
Le camion poursuit sa course folle, sur une distance qui aujourd’hui encore surprend: près de deux kilomètres. Un camion peut tuer sur deux kilomètres, et nul ne peut l’arrêter. Enfin il est immobilisé devant le Palais de la Méditerranée. Deux hommes tentent de parler au conducteur, celui-ci dégaine un pistolet et se met à tirer. C’est à ce moment-là qu’il est abattu, quand sa tête se penche hors de la cabine du poids lourd. Le monde entier va découvrir les images de ce camion blanc criblé de balles, calandre arrachée. Les plupart des médias se refusent à diffuser les images du carnage, le sol jonché de corps démembrés. A 23 heures ce 14 juillet à Nice, un attentat terroriste a fait 86 morts et 458 blessés.
Une police épuisée
Dans les jours suivants les familles pleurent leurs morts, la France est sidérée, elle qui croyait avoir touché le fond quelques mois plus tôt, à Paris, au Bataclan et alentour, et qui en ce lendemain de 14 juillet 2016 s’avise que l’horreur peut être plus abyssale encore. Des polémiques attisent des humeurs mauvaises. Les mesures de sécurité, nous l’avons dit, sont jugées insuffisantes, la police aux yeux de certains passe pour défaillante.
La sécurité est-elle victime de la fatigue?
L’avocat William Bourdon, auteur du livre «Dérives de l’état d’urgence», rappelle qu’en juillet 2016 les forces de sécurité françaises sont «au bord de l’épuisement». Tout au long des mois de mai et de juin, des manifestations de policiers ont bloqué les rues de Paris et des grandes villes pour protester contre le manque de moyens et d’armement face à la menace terroriste. La sécurité est-elle victime de la fatigue? Est-elle victime aussi d’un partage défectueux des responsabilités entre polices municipale et nationale, objet de litige récurrent en France?
L’hallucinante tuerie est revendiquée, le 16 juillet, par l’organisation terroriste «Etat islamique» (EI). Se souvient-on cependant du nom du tueur? Non? Notre oubli est compréhensible car Mohamed Lahouaiej-Bouhlel est un inconnu, un «nobody», un psychopathe quelconque, et en cela réside le plus terrifiant: la mort désormais peut être portée par un camion, et celui-ci peut être conduit par un homme «ordinaire», vaguement rangé sous la bannière d’une mouvance qui peut-être ignorait son existence.
Car on peine à établir un lien direct entre Lahouaiej-Bouhlel, père de famille psychologiquement instable, marginal, violent avec sa femme, et la nébuleuse terroriste Daech. Pas de message d’allégeance. Pas de contacts préalables entre ce dernier et des recruteurs connus de l’organisation. Les armes dont il disposait – en majorité factices, sauf un pistolet de calibre 7,65 mm volé un an plus tôt lors d’un cambriolage à Vallauris – lui ont été fournies par un couple d’Albanais connu pour être en rapport avec la pègre locale. Certes, le lieu du crime, son moment et les victimes, Français et touristes étrangers, ont été «réfléchis», et dans sa volonté d’allégeance à l’EI le tueur a sans doute prémédité son geste à l’aune de l’idéologie et de la méthodologie propres au terrorisme islamiste.
Mais on peut supposer aussi, et craindre, que son alignement fut tardif, opportuniste peut-être, et que Lahouaiej-Bouhlel est un «malade» avant tout, de ces «malades» qui, les années à venir le montreront, sont prêts à tuer dans un moment de folie, à commettre des tueries aveugles, aberrantes et suicidaires, étant prêts à se jeter eux-mêmes dans le feu.
La furie débridée
La France et l’Europe à ce moment-là vivent d’ores et déjà dans la hantise du terrorisme. Déjà on décline une forme de martyrologue: Charlie (janvier 2015), Bataclan (novembre 2015) ou Bruxelles (mars 2016), on regarde du côté du Levant et l'on pointe le djihadisme, Daech après Al-Qaidah. On est consterné déjà par l’extrême de cette violence, sa furie débridée, son caractère de plus en plus indéchiffrable, mais on peut mettre des mots encore sur le mal, fût-ce le nom absurde d'un «califat». Or, le 14 juillet 2016 il n'y a pas de calife à Nice, il n'y a même pas d'Etat islamique, rien, juste un camion et un type pour le lancer dans la foule, un jeune Tunisien sans visage ni grade, animé par la haine comme le moteur de son véhicule est animé par le carburant, sans autre justification que sa propre force d'entraînement.
Et cette terreur-là est à portée de chacun, de tous les Bouhlel du monde.
La terreur, à Nice, a montré ceci: elle ne requiert ni explosifs ni kalachnikov, ni coupables à crucifier. Il suffit d'une foule anonyme et d'un 19-tonnes à lancer sur celle-ci. Et cette terreur-là est à portée de chacun, de tous les Bouhlel du monde.
Le procès de l’attentat de Nice est prévu du 5 septembre au 15 novembre 2022 devant la cour d'assises spéciale de Paris, où s’est déroulée l’audience-fleuve des attentats du 13 novembre 2015. Mohamed Lahouaiej-Bouhlel ayant été tué, la cour examinera les responsabilités de huit autres personnes, membres de son entourage ou intermédiaires dans le trafic d'armes qui lui étaient destinées.
86 colombes
Les trois principaux accusés, Chokri Chafroud, Ramzi Arefa et Mohamed Ghraieb, doivent être jugés pour «association de malfaiteurs terroriste criminelle». Des parties civiles réclamaient leur comparution sous la qualification plus lourde de complicité des crimes commis par Bouhlel, leur faisant encourir la réclusion à perpétuité. Mais les trois hommes, qui clament leur innocence, n'avaient pas une connaissance précise du projet terroriste, ont estimé les juges d'instruction.
Ghraieb a été libéré en 2019 sous contrôle judiciaire et les deux autres sont en détention provisoire. Pour les cinq autres suspects, dont une femme, impliqués dans le circuit des armes, les investigations n'ont pas pu démontrer qu'ils avaient eu connaissance du projet d'attentat. La qualification terroriste a donc été écartée et ils seront jugés pour des infractions de droit commun. L'un d'entre eux est en fuite et un autre, un Albanais de 28 ans, a été arrêté mi-avril en Italie. Le cousin de ce dernier, incarcéré en 2016, s'est suicidé en prison le 8 juin 2018.
Cinq ans après le drame, les familles des victimes attendent un mémorial devant lequel elles puissent se recueillir. Seule une stèle provisoire rend hommage aux disparus, une fontaine avec un coeur calligraphié, dans les jardins de la villa-musée Massena. La cérémonie mercredi sera clôturée par un lâcher de 86 colombes.
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